Quand Ali Riahi était encore à ses débuts…. (Suite)
Abdelaziz Laroui a donné dans cet article, un aperçu ce qu’était considéré l’art à cette époque où la colonisation battait son plein. Les autorités coloniales se complaisaient dans une situation d’obscurantisme aggravé par les conservateurs au nom de la religion et la pseudo-bourgeoisie qui considéraient l’art et surtout la chanson comme une hérésie un pêché, une atteinte à la dignité voire à l’honneur. Les hommes aux idées avancées, comme l’affirme Laroui dans le présent article, qui appréciaient la chanson et l’art d’une façon générale, n’avaient le courage de le dire ouvertement. Et Laroui d’affirmer :
« La société était partagée en deux clans, les conservateurs qui voyaient une hérésie dans la chose et les autres, les hommes aux idées avancées qui applaudissaient au geste d’un jeune, essayant de secouer le joug du passé. Mais tout le monde était tacitement d’accord pour croire qu’il n’aurait pas le cran nécessaire pour braver une opinion publique faite de traditions millénaires.
Eh ! bien, il l’a eu. C’est, quand on réalise la chose, un très grand courage, une audace inouïe pour un jeune comme Aly Riahi, d’une vieille famille bourgeoise, cramponnée à ses coutumes et ses traditions et qui, mieux, est fils de Zaouia, descendant d’un marabout des plus vénérés de l’afrique du Nord, Sidi Brahim Riahi, que de chanter en public, dans un théâtre, avec guichets, billets et places payantes, que de chanter accompagné par des musiciens que normalement il aurait pu tout au plus condescendre à écouter.
C’était une énormité aussi grande que celle qui aurait permis à un archiduc de la maison des Habsbourg de déserter la cour pour les planches ou à Lady Wynham de «la Madone des Schepings» d’offusquer les douairières de la Gentry de Hyde Park en dansant sans voiles pour une fête de charité ! L’impression était la même à Tunis et c’est ce qui explique pourquoi toute une population s’était entassée dans la grande salle des Sociétés Françaises, où les moindres strapontins avaient été enlevés une semaine à l’avance. Public sélect, public de la haute bourgeoisie, intellectuels, professeurs de la Zitouna et des lycées, magistrats, fonctionnaires, médecins, avocats, dames en grand nombre occupant des loges, tout un monde avide de voir par soi-même la réalité de la chose, de contrôler cet événement unique dans les annales tunisiennes, de cet événement d’une importance exceptionnelle qui marque une date dans l’histoire de la société, de cet événement significatif d’un état d’esprit nouveau qui chambarde toutes les traditions et révolutionne toutes les coutumes. Un événement aussi qui ouvre toute grande une porte par laquelle se précipiteront tant de talents qui stagnent, tant de génies qu’on ignore, tant de Triki, de Mokrani que le public connaîtra avec un réel plaisir.
Il y eut des discours, des allocutions, des fleurs et des applaudissements. Beaucoup d’applaudissements.
Avec Aly Riahi et ses continuateurs —car il en aura— nous n’aurons rien à envier à l’egypte et nous aurons nos chanteurs tout comme les Abdelwahah, Ahdelhay, Hassanein. Aly Riahi est un très bon chanteur. Peut-être sa voix manque-telle d’ampleur, peut-être n’est-elle pas étoffée, et manque-t-il encore de technique et de la maîtrise que procure une longue pratique, mais néanmoins très bon, il sait faire vibrer, il sait introduire chez ses auditeurs l’état d’âme qu’il faut, la communion de pensée, la rêverie collective par quoi on «possède» une salle.
Le geste audacieux et quelque peu casse-cou d’aly Riahi bravant l’opinion publique et les conservateurs méritait d’être souligné ».
A . I.