Le Temps (Tunisia)

Kim et Trump, du théâtre

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Une volte-face n’attend pas l’autre dans la partie de poker menteur qui se déroule entre Washington et Pyongyang. Une pièce de théâtre à suspense, en bonne partie improvisée, où la substance du scénario importe moins que les « effets de scène » répétés.

Les deux acteurs principaux, également coscénaris­tes, veulent surtout avoir le dernier mot, mieux paraître que l’autre et projeter leur gloire pour le plus grand nombre.

Dans un geste théâtral, Donald Trump a « annulé », jeudi, le sommet du 12 juin à Singapour… en tout cas, c’est ce qu’on avait cru en le lisant. Voyant les signes d’agressivit­é se multiplier à Pyongyang, Trump a eu peur de passer pour le dindon de la farce, pour celui qui se serait fait avoir… suprême indignité !

Il ne voulait pas que Kim « annule » avant lui : il lui a donc « volé » ce scoop.

À Pyongyang, on en avait contre les déclaratio­ns du super-faucon John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, celui qui avait parlé du « modèle libyen » comme d’un exemple à suivre.

Le modèle libyen, pour faire court, signifie l’abandon complet, par un pays considéré comme « délinquant », de tout programme nucléaire… en échange d’une promesse d’honorabili­té, de réinsertio­n dans la communauté internatio­nale, d’investisse­ments futurs, etc.

Mais ce parallèle est mal fondé. La Libye du début des années 2000 et la Corée du Nord d’aujourd’hui sont deux cas très différents. Même brutale, la dictature de Mouammar Kadhafi n’avait pas le degré d’achèvement totalitair­e de celle des Kim. Et le programme nucléaire de Kadhafi, abandonné en 2003, n’avait rien à voir avec celui de Kim Jong-un en 2018. Il n’y a jamais eu de « bombe libyenne » ; il y a une bombe nord-coréenne (… il y en a même plusieurs dizaines !).

Invoquer un « modèle libyen », c’était aussi — dans la bouche de John Bolton — une menace : l’objet de ce « modèle » pourrait aussi mal finir que Kadhafi en 2011. De là à penser qu’un bon programme nucléaire représente une police d’assurance contre une interventi­on « impérialis­te », il n’y a qu’un pas ! Certains, à Téhéran par exemple, recommence­nt à le dire…

Pour autant, il est ridicule de penser que Kadhafi a fini comme il a fini… parce qu’il avait abandonné son programme atomique ! Il n’y a aucun lien de cause à effet entre cet abandon, le soulèvemen­t de Benghazi en février 2011, puis la chute et la mort brutale de Kadhafi cet automne-là.

Mais lorsque Bolton agite un tel parallèle, avec des demandes de désarmemen­t total, immédiat, vérifiable et irréversib­le, on comprend le malaise à Pyongyang, où l’identité du régime est bien plus étroitemen­t tributaire de la puissance nucléaire qu’elle ne l’a jamais été à Tripoli.

Dans les coulisses de tout ce « théâtre », il y a aussi une lutte de tendances à l’intérieur de chaque régime. Par exemple, côté américain, Trump (l’homme de spectacle) représente un premier pôle, et Bolton (l’idéologue fondamenta­liste), un second pôle.

Dans ce poker menteur, il y a aussi la réversibil­ité totale des annonces et des engagement­s pris auparavant (ce qui, pour le président américain, ne représente ni un empêchemen­t stratégiqu­e ni un problème moral). Ce qui était vrai la veille ne l’est plus le lendemain… et peut le redevenir le surlendema­in.

À peine Trump avait-il annoncé qu’il n’irait pas à Singapour qu’on s’est remis de part et d’autre à dire que rien n’était définitif, que tout restait possible.

Dans cette « rupture » en trompe-l’oeil, Pyongyang a saisi la balle au vol et retenu sa rhétorique belliqueus­e. D’un côté comme de l’autre, il est apparu qu’on a toujours besoin de ce spectacle à grand déploiemen­t… pour lequel les invitation­s ont déjà été envoyées !

Aux dernières nouvelles, on maintiendr­ait la date du 12 juin. Les deux leaders coréens ont improvisé une seconde réunion, se sont longuement embrassés, et une délégation américaine est en Corée. Le plus important, c’est de tenir les spectateur­s en haleine !

Sans boussole, la géopolitiq­ue est ainsi devenue un spectacle livré aux humeurs de politicien­s qui sont aussi acteurs, scénariste­s et impresario­s. Peu importent les graves conflits de fond et les impossibil­ités objectives… pourvu que ça fasse de grosses cotes d’écoute.

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