Le Temps (Tunisia)

«Mohamed, le front haut et la joue impériale»

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« Comme s’il pressentai­t que son heure était proche, Grave, il ne faisait plus à personne un reproche ; Il marchait en rendant aux passants leur salut ; On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût À peine vingt poils blancs à sa barbe encore noire ; Il s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire, Se souvenant du temps qu’il était chamelier.

Il semblait avoir vu l’éden, l’âge d’amour, Les temps antérieurs, l’ère immémorial­e. Il avait le front haut, la joue impériale, Le sourcil chauve, l’oeil profond et diligent, Le cou pareil au col d’une amphore d’argent, L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge. Si des hommes venaient le consulter, ce juge Laissant l’un affirmer, l’autre rire et nier, Écoutait en silence et parlait le dernier.

Sa bouche était toujours en train d’une prière ; Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ; Il s’occupait lui-même à traire ses brebis ; il s’asseyait à terre et cousait ses habits. Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne, Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.

À soixante-trois ans, une fièvre le prit. Il relut le Koran de sa main même écrit, Puis il remit au fils de Séid la bannière, En lui disant : « Je touche à mon aube dernière, Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui. » Et son oeil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire. Il vint à la mosquée à son heure ordinaire, Appuyé sur Ali, le peuple le suivant ; Et l’étendard sacré se déployait au vent. Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule : « Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écoule ; La poussière et la nuit, c’est nous.

Dieu seul est grand. Peuple, je suis l’aveugle et je suis l’ignorant. Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. » Un scheik lui dit :« Ô chef des vrais croyants ! le monde, Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ; Le jour où tu naquis une étoile apparut, Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent. » Lui, reprit : « Sur ma mort les anges délibèrent ; L’heure arrive. Écoutez. Si j’ai de l’un de vous Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ; Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. » Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton. Une vieille, tondant la laine d’un mouton, Assise sur un seuil, lui cria : « Dieu t’assiste ! »

Il semblait regarder quelque vision triste, Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà, Vous tous : je suis un mot dans la bouche d’allah ; Je suis cendre comme homme et feu comme prophète. J’ai complété d’issa la lumière imparfaite. Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.

VICTOR HUGO (1802-1885) Ecrivain, poète et homme politique francais ;

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