Tessons de mystère, poignée de ciel
Le regard s'attarde sur les oeuvres d'insaf Saada, comme il s'égarerait dans les méandres d'une terre cuite antique ou d'un objet aussi surprenant que polysémique. Ces oeuvres sont des assiettes de diverses tailles, des bols et des soucoupes. Les appréhender des yeux, les soupeser, scruter leurs textures, la glaise dont elles sont faites, débusquer même leurs subtiles imperfections, leur dimension si humaine pétrie à la force des mains...
Cercles imparfaits et spirales ascendantes
Toutes ces impressions assaillent nos cinq sens à la fois. Confrontés à deux collections intitulées "Grisorage" et "Le Vol du bourdon", la vue et le toucher fusionnent, palpent, fixent, caressent la matière. Subreptices, des effluves semblent jaillir mêlant l'âcre chaleur des fours et l'odeur encore tendre de la glaise. Tout aussi furtivement, des tintements feutrés semblent s'échapper de ces récipients encore vides, dans l'attente d'être honorés par le partage des nourritures terrestres, par toutes les saveurs à venir qui sont autant d'invitations à goûter.
Ces services de table signés par Insaf Saada sont un véritable voyage gustatif et esthétique. Gustatif car ces récipients transcendent le goût, le parent de beauté, instaurent une promesse de délicatesse et d'art de vivre. Esthétique parce que Insaf Saada est profondément artiste, de cette veine d'artistes qui savent s'affranchir de leurs supports de prédilection pour investir tous les canevas de la création. Sur l'espace aberrant de la toile, un simple carreau de céramique ou le creux généreux d'une assiette, la plasticienne reproduit le même geste, instaure une démarche sublime, cherche le sens, le beau, la muse qui est en toute chose.
Que ce soit avec "Grisorage" ou "Le Vol du bourdon", Insaf Saada invite nos sens à un festin aux effluves, une scène impromptue qui n'attend plus que les mets aériens dont s'étanche la faim des convives. Apurés, en mouvement constant, disséminés sur les assiettes, signes et symboles ne sacrifient pas aux registres convenus.
L'artiste préfère induire, procéder par des cercles imparfaits et des spirales ascendantes. Dans cet espace mouvant, le regard du convive aperçoit des lettres de l'alphabet qui se détachent comme
dans la sarabande d'une calligraphie sacrée. Parfois, ce sont des motifs presque indéfinis qui jaillissent tels un cosmos en gestation, une giration hors des orbites et des pesanteurs.
Fragments, traces et bribes
Des fragments, des traces, des bribes investissent l'espace aboli, s'inscrivent dans les interstices voire les scories. La danse des signes en ressemblerait à une méditation, une contemplation, une incantation. De discrets pointillés soulignent ce caractère inachevé de chaque oeuvre. Comme en suspens, ces traits, ces interruptions sont dans la démarche propre de Insaf Saada des repères toujours abolis, fuyants. De fait, que ce soit au niveau chromatique ou en termes sémiotiques, ces services poursuivent le geste de l'artiste qui les a créés d'une autre manière. "Grisorage" et "Le Vol du bourdon" sont incontestablement des oeuvres de Saada, mais déployées sur un autre support.
C'est en cela qu'elles sont essentielles. Même si elles induisent le quotidien dans sa banalité, ces assiettes et ces soucoupes sont un fragment d'oeuvre, un tesson de mystère voire une poignée de ciel. C'est probablement ce que recherche Insaf Saada: sortir notre regard du dédale des conventions, nous dire qu'un simple récipient pourrait contenir l'univers entier et aussi une portion d'éternité.
Dès lors que tonnent les orages, ruissellent les nuances ocres et grises ou fleurissent les pollens, peu importe, puisque le battement d'ailes d'un bourdon à Tunis fait naître une émotion esthétique par-delà tous les orages, dans la chair vive de la création...
Hatem BOURIAL