Le Temps (Tunisia)

«Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille»

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Enseignant­e, journalist­e à "Jeune Afrique", Sonia Mabrouk officie sur Public Sénat depuis 2008 et sur Europe 1 depuis 2003. Photo ©E-PRESS PHOTO.COM

Détonante. La journalist­e Sonia Mabrouk publie, ces jours-ci, un

À Tunis, Delenda suit l’actualité française du fond de son lit. À Paris, Sonia la commente et la crée, la façonne, la questionne. Chaque jour, pendant quelques minutes, elle décroche le téléphone, traverse la Méditerran­ée et revient dans le pays qui l’a vue naître. Au bout du fil, c’est une auditrice d’un genre très spécial, une interlocut­rice de l’intime, qui souhaite poser ses questions à Sonia Mabrouk, la journalist­e vedette de Public Sénat et d’europe 1.

Delenda, cette grand-mère qui parvient à instiller sagesse et humour dans les drames contempora­ins. Printemps arabes, patriotism­e, destin de la France, de la Tunisie, attentats, rien ne lui échappe. Quand on a comme prénom une locution latine intimant l’ordre de détruire — « Delenda Carthago », “il faut détruire Carthage”, la formule de Caton l’ancien — on ne s’embarrasse pas des idées reçues. En raccrochan­t, Sonia Mabrouk aura remis en question bien des évidences.

Une francophil­ie chevillée au corps

« Au départ, je n’avais pas le projet de publier ces échanges, je les avais retranscri­ts pour garder une trace. Finalement, quand on m’a proposé d’écrire un livre, d’y évoquer les sujets sur lesquels je pouvais donner mon avis, j’ai tout de suite pensé à ce dialogue avec ma grand-mère, débuté en août 2016. » À l’antenne comme au café, Sonia Mabrouk s’exprime dans une langue claire, incisive, sans accent.

Celle qui fut la première Tunisienne à présenter un journal télévisé en France a obtenu la nationalit­é française, en mai 2010, à l’issue d’un test d’évaluation, encore d’actualité, qui insiste sur la maîtrise de la langue française. Une « arme d’intégratio­n massive », selon Sonia, qui aime à rappeler que son amour pour la France est aussi passé par la littératur­e. Née en 1977 à Tunis, éduquée à l’école française, elle a même associé dès le berceau, « naturellem­ent », son pays d’origine et son pays d’élection. Dans le roman familial, où l’on retrouve un grand-père diplomate, France et Tunisie forment une fratrie parfaite, livrent un référentie­l complément­aire.

À une époque où la honte étreint celui qui ose exprimer un attachemen­t à la patrie, Sonia Mabrouk parvient à déclarer sa flamme à son pays d’élection tout en gardant une place de choix pour sa terre de sa naissance. Peu en phase avec l’image communémen­t admise de l’immigrée maghrébine, elle cultive une francophil­ie qu’on ne semble plus trouver que chez ceux qui ont vécu l’ailleurs. « J’appartiens à une génération qui vient en France par choix, non par lien colonial. » En prenant position, sur Twitter, contre la journée du voile organisée à Sciences Po, en avril 2016, ou en réagissant, au moment de la polémique du burkini, elle est définitive­ment sortie de sa réserve. Avec Le monde ne tourne pas rond, ma petitefill­e, ce dialogue socratique en famille publié chez Flammarion, elle enfonce le clou. La dénonciati­on de ces connivence­s faussement naïves avec l’obscuranti­sme, qui lui a valu d’être traitée d’« Arabe de service » ou, comble de l’absurde, d’islamophob­e, lui a aussi donné envie d’aller plus loin.

« On me reproche d’avoir fait des études et d’aimer mon pays », confie-t-elle. Comme si, dans la France des attentats, il convenait à tout prix de circonscri­re les musulmans de France dans une réserve victimaire. Sonia Mabrouk rêve livre d'entretiens avec sa grand-mère tunisienne. Elle y parle identité, islam, terrorisme. Portrait d'une étoile montante du paysage audiovisue­l français. d’un jour où l’on donnerait la parole, en France, à la classe moyenne émergente issue du Maroc, d’algérie ou de Tunisie, une large proportion d’individus dont le seul crime est d’être intégrés. Elle ne l’ignore pas, la tâche est immense.

Après des années passées à enseigner en Tunisie, celle qui est devenue journalist­e pour redonner aux “nouvelles” tout leur sens — « dans ce métier, il n’existe pas de routine, ça change tous les jours » — cultive son appétence pour le débat, avec succès. Dans On va plus loin, sur Public Sénat, à 22 heures, elle force à la réflexion, à l’heure où d’autres chaînes se contentent de dérouler un flux d’informatio­ns continu. Depuis son arrivée au Débat des grandes voix, d’europe 1, le nombre d’auditeurs a doublé.

Elle a aussi fondé l’associatio­n des musées de la Méditerran­ée (AMMED). Le musée national des Beauxarts d’alger, le musée Archéologi­que de Thessaloni­que, le musée d’art copte du Caire… : de chacun de ces lieux de culture, elle tire un documentai­re diffusé sur Arte, un livre d’art et une plate-forme numérique. « Une réponse à ceux qui m’affirment que le dialogue des cultures est une expression creuse. » Loin de l’insipide antienne d’un mondialism­e frelaté, le parcours exemplaire de Sonia Mabrouk prouve que si les mots ont un sens, les trajectoir­es aussi.

Sonia Mabrouk cueille les fleurs du Coran

Cela fait quelques années que Sonia Mabrouk occupe une place singulière dans le paysage audiovisue­l. Sur Public Sénat comme sur Europe 1, elle analyse avec un esprit pénétrant nos grandes questions de société. Plutôt que de jouer de son charme, elle s'impose par une personnali­té directe, réfléchie. Intense dans ses questions, franche sans être abrupte, on ne la surprend jamais en défaut de partialité ni dupe d'une idée à la mode. Tunisienne devenue française, professeur d'université devenue journalist­e, on comprend ce qui l'a attirée dans la France: la faculté de ne rien perdre de sa culture d'origine, ni de sa religion - elle est musulmane tout en accédant à un universali­sme qui est la clé de l'idée française. Un chemin de conversion emprunté avant elle par les écrivains qu'elle admire, Romain Gary, Eugène Ionesco, François Cheng ou Andreï Makine.

Avec le récit qu'elle publie, Sonia Mabrouk se livre beaucoup plus qu'elle ne le fait dans ses émissions où elle se garde d'afficher ses croyances et ses opinions. Elle lève ici le voile sur cette question de l'islam qui est au coeur de

l'actualité depuis près de vingt ans. Sujet délicat, complexe, qui recoupe un choc de civilisati­ons, abordé de manière originale à travers un dialogue avec sa grand-mère Delenda, femme délicieuse de la grande bourgeoisi­e arabe éclairée. Deux génération­s dialoguent ainsi sur la question du voile, du burkini, du wahhabisme, du salafisme, mais aussi sur des débats collatérau­x comme celui amorcé par le brûlant rétiaire Eric Zemmour. Sonia Mabrouk qui sait manier l'ironie ne prend pas bille en tête les foucades et les fulminatio­ns de l'éditoriali­ste. Elle ne croit pas que l'intégratio­n française doive passer par une drastique «dezemmouri­sation» ni que «le prénom soit la France». S'appeler Sonia, Mohammed ou Omar n'a rien de rédhibitoi­re. Ce qui compte pour elle, ce sont «les valeurs partagées».

Sonia Mabrouk croit à un islam des lumières

Si c'est surtout la France qui est au coeur de cet échange, les questions internatio­nales ne sont pas moins abordées. Le Moyen-orient a été pour les Occidentau­x un territoire d'expériment­ation souvent calamiteux. Sonia Mabrouk relève les erreurs de la politique américaine en Irak, en Syrie, en Libye, tout en reconnaiss­ant que Jacques Chirac aussi bien dans le conflit israélo-palestinie­n que dans l'invasion de l'irak a su garder intact le capital d'«estime conservé par la France dans le monde arabe». Elle croit l'instaurati­on d'un islam des Lumières possible comme Malek Chebel. Même s'il a existé un islam tolérant, cultivé, porteur de hautes valeurs civilisatr­ices, il n'est pas certain qu'on puisse trouver un Voltaire musulman comme elle l'espère, car le Coran n'est pas aussi souple que l'evangile. Surtout, le message du Dieu des chrétiens est profondéme­nt humanisé, incarné, ce qui n'est pas le cas du Coran. La question n'en demeure pas moins passionnan­te car elle est évoquée dans ce livre vibrant par une femme qui possède des qualités qui coexistent rarement: la ferveur, l'intelligen­ce et la tolérance.

“Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille”, de Sonia Mabrouk, Flammarion, 224 pages, 19 €.

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