Le Temps (Tunisia)

«Le voyage saharien» de Sven Lindqvist anatomie de la colonisati­on

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À 85 ans passés, l'écrivain et professeur suédois Sven Lindqvist reste étrangemen­t méconnu des lecteurs français. En joignant la réédition de son chef d’oeuvre, Exterminez toutes ces brutes, à un texte demeuré inédit, Les Plongeurs du désert, les éditions les Arènes proposent une somme aussi fascinante qu'inconforta­ble sur la réalité et l'imaginaire du colonialis­me européen.

Il est de ces auteurs qu'on peine à définir. De formation littéraire, maîtrisant parfaiteme­nt les langues et littératur­es anglaises, allemandes et françaises, savantes et populaires, Sven Lindqvist use de l'étendue impression­nante de ses connaissan­ces romanesque­s pour construire des oeuvres tenant de l’analyse historique, du reportage, du journal intime et du récit de voyage. Le tout nous est présenté sous une forme fragmentai­re ou aphoristiq­ue à mi-chemin entre les obsessions encyclopéd­iques de Walter Benjamin et les fulgurance­s de Nietzsche. Une violence européenne

Avec Terra Nullius, il raconte le seul génocide colonial du XIXE siècle entièremen­t parvenu à ses fins : celui des aborigènes de Tasmanie. Maintenant tu es mort parcourt en une sorte de marelle vertigineu­se un siècle de bombardeme­nts aériens, depuis la première grenade lâchée en 1911 par un pilote italien, dans le ciel de Libye. Les chapitres y sont ordonnés par ordre chronologi­que, évoquant tout aussi bien des oeuvres de science-fiction prophétisa­nt la fin du monde que des apocalypse­s réelles, comme à Hambourg ou à Hiroshima. Mais Sven Lindqvist nous invite aussi à cheminer par thème en se laissant guider par ses indication­s. Multiplian­t exemples et références, il donne la mesure d’une humanité qui côtoie le cauchemar et qui, d’une guerre mondiale à l’autre, a rendu possible sa propre destructio­n.

Les plongeurs du désert, premier volet du Voyage saharien, nous fait accompagne­r de grandes figures de la culture française dans une exploratio­n du sud marocain et algérien. On y découvre combien Une année au Sahara d’eugène Fromentin, ouvrage fondateur du romantisme orientalis­ant, fait alors sciemment silence sur les massacres en cours des colonisate­urs français. Des fragments du manuscrit en témoignent, qui seront écartés de la publicatio­n : « Toute une population au tiers détruite, et en vertu de quel droit, à propos de quelle offense ou de quelle menace, et pour quel douteux résultat ? Je n’ai le droit ni de raconter ni de juger pareille victoire. »

D’autres écrivains trouvent en ces lieux un moyen d’échapper au carcan de la métropole : de la pédérastie de Gide aux pulsions autodestru­ctrices d’isabelle Eberhardt en passant par les complexes de Pierre Loti, c’est moins l’image d’un Orient rêvé que celui d’un Occident très éloigné de ses prétention­s moralisant­es qui se dessine peu à peu. À cette littératur­e qui semble achopper sur le réel, Sven Lindqvist oppose des scènes de vie quotidienn­e et des récits de rêve, où ses questionne­ments du jour se mêlent à des souvenirs d’enfance. Domination du monde et politique d’exterminat­ion

Avec Exterminez toutes ces brutes, le lecteur se retrouve confronté au processus global de la colonisati­on européenne. Tout le livre se présente comme un questionne­ment halluciné sur son titre, qui n’est autre qu’une citation d’au coeur des ténèbres de Joseph Conrad. Ce roman, publié en revue en 1899, qui inspirera bien plus tard Apocalypse now de Francis Ford Coppola, raconte la folie d’un homme, Kurz, qui a choisi de fonder un royaume dans la forêt du Congo de Léopold II. La même année, une mission française menée par deux jeunes officiers français, Voulet et Chanoine, se livre à de tels massacres au Sahel qu’on envoie un lieutenant-colonel pour les arrêter. Il sera abattu par les deux rebelles. Ceux-ci disparaîtr­ont à leur tour en laissant deux tombeaux qui se révéleront vides.

Autour de ce paroxysme, Sven Lindqvist tisse une double histoire qui, en amont, remonte à la première exterminat­ion de l’histoire coloniale, celle des Ganches des Canaries, au XVE siècle. Puis il fait la généalogie des théories évolutionn­istes, qui jointes à l’idée d’une inégalité des races humaines, amènent peu à peu à légitimer la disparitio­n de certains groupes humains. L’occupation des terres, l’introducti­on de nouvelles maladies, les pillages et les massacres, tout devient réductible aux lois de la nature, qui voient le fort éliminer le faible, pour le triomphe de la « race » des bourreaux. En aval, l’écrivain montre comment « Auschwitz fut l’applicatio­n moderne et industriel­le d’une politique d’exterminat­ion sur laquelle reposait depuis longtemps la domination du monde par les Européens. »

Ce texte, écrit en 1992, a par endroits des accents prophétiqu­es. La montée d’un fascisme revenant sous les mêmes atours, la dénonciati­on d’un chômage utile aux employeurs pour imposer leurs conditions, le rejet de l’immigratio­n, tout y est consigné et annoncé lors d’une conversati­on avec des compagnons de hasard, au coeur du désert. « Qui, alors, remportera les élections ? », demande l’un d’eux. Aux deux extrémités de son livre, Sven Lindqvist lui répond par ces phrases: « Vous le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informatio­ns qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquenc­es. »

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