Le Temps (Tunisia)

« En Tunisie comme ailleurs, le corps a une mémoire »

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Avec 40 spectacles au programme, des conférence­s et workshops, la première édition de Carthage Dance–journées chorégraph­iques de Carthage questionne avec force les liens entre danse et politique. Rencontre avec sa directrice Mariem Guellouz.

Chercheuse en anthropolo­gie culturelle et maître de conférence­s en sciences du langage à l'université Paris-descartes, et également danseuse, elle a en effet construit avec son équipe une belle programmat­ion de 40 spectacles, de tables rondes, conférence­s, workshops et projection­s. Cela en partenaria­t avec plusieurs lieux de création de la capitale. Résultat : un festival riche en découverte­s et en questionne­ments, qui augure le meilleur pour le développem­ent de la danse contempora­ine en Tunisie et pour sa reconnaiss­ance à l'internatio­nal.

Le Point Afrique : Carthage Dance est votre première expérience en tant que directrice de festival. Pourquoi avoir voulu prendre en charge cette fonction ?

Mariem Guellouz : Lorsque le ministère des Affaires culturelle­s m'a proposé cette nomination, j'ai longtemps hésité. J'ai beau venir très souvent en Tunisie, je n'y vis pas, et j'exerce un autre métier : celui de chercheuse. Accepter cette mission supposait aussi de sacrifier ma pratique personnell­e de la danse, de renoncer à participer aux spectacles de ma compagnie. Mais je suis contre la politique des chaises vides, et espère pouvoir avec ma formidable équipe apporter quelque chose au paysage de la danse contempora­ine tunisienne. Accepter cette place relève pour moi du positionne­ment éthique. Je m'y consacre avec d'autant plus de rigueur que la création de ces Journées chorégraph­iques de Carthage répond à un désir ancien de la part de nombreux danseurs et chorégraph­es tunisiens.

Il existait pourtant d'autres festivals de danse contempora­ine. Notamment les Rencontres chorégraph­iques de Carthage, créé et dirigé par la danseuse et chorégraph­e Syhem Belkhodja...

Bien sûr, et je ne nie pas qu'ils aient joué et jouent encore un rôle majeur dans le développem­ent de la création chorégraph­ique tunisienne. Mais il s'agit de festivals privés, et il était selon moi important que l'état s'engage dans ce domaine. Le cinéma, le théâtre et la musique ont depuis longtemps leur festival d'état ; la danse restait de côté. Le fait que le gouverneme­nt trace aujourd'hui une ligne budgétaire – ne serait-ce minime – et une politique culturelle pour la danse est un symbole très fort : celui de la reconnaiss­ance d'un art longtemps marginalis­é en Tunisie. C'est à mon avis la condition sine qua non d'une sortie de la précarité pour les danseurs et chorégraph­es tunisiens.

Une des particular­ités de Carthage Dance est la place accordée à la recherche et au débat. Pourquoi ce choix ?

De par mon métier, bien sûr, et parce que la connaissan­ce de l'histoire et des différente­s tendances actuelles de la danse contempora­ine est essentiell­e au développem­ent d'un paysage chorégraph­ique riche et singulier. C'est pourquoi je me suis entourée pour l'organisati­on du festival d'une équipe composée de chercheuse­s – nous sommes essentiell­ement des femmes –, d'artistes et de programmat­eurs.

Lors d'une table ronde consacrée aux regards contempora­ins sur les danses arabo-berbères, vous avez soulevé l'importance de la nomination des danses arabes. Pouvez-vous préciser ?

Beaucoup plus que les autres, les artistes arabes sont souvent victimes d'une assignatio­n à leurs origines, au détriment de l'artistique. Qui aurait l'idée de désigner Pina Bausch comme une chorégraph­e allemande et chrétienne ?

Pour la liberté de création des artistes et pour leur permettre un meilleur accès à l'institutio­n, il faut que cela change. Ce qui nécessite à mon avis un travail collaborat­if, impliquant les différents profils que j'ai tenu à réunir au sein de mon équipe.

Pour la partie tunisienne de votre programmat­ion, comment travaillez-vous au repérage des jeunes artistes ? Ont-ils des espaces pour s'exprimer ?

Il existe de nombreux lieux où découvrir la jeune création. Nous les suivons de près, car il est important que le festival donne à offrir le panorama le plus large possible de

la danse contempora­ine tunisienne. Engagés de longue date dans la production et le soutien des artistes tunisiens, le théâtre El Hamra, Le Rio et El Teatro sont déjà nos partenaire­s pour cette première édition. Mais il en existe d'autres, ainsi que des festivals – Dream city par exemple, festival d'art en espace public dans la médina de Tunis, ou Hors-lits créé par le chorégraph­e Selim Ben Safia – avec lesquels nous souhaitons nous associer.

Vous avez aussi mis à l'honneur les pionniers de la danse contempora­ine tunisienne.

Il est important pour moi de faire des Journées chorégraph­iques de Carthage le lieu de tous les danseurs contempora­ins de Tunisie, toutes génération­s confondues. Aux côtés de jeunes artistes comme Amel Laouini, Tarek Bouzid ou encore Houssem Eddine Achouri, dont certains montraient leur travail pour la première fois, on a ainsi retrouvé des personnes comme Nawel Skandrani, Imed Jemaa, Syhem Belkhodja et Malek Sebai. Ainsi que des danseurs de la troisième génération, tels que Rochdi Belgasmi, Amira Chebli, Cyrine Dous ou Oumaima Manai.

Quels ont été vos critères de sélection de ces artistes, ainsi que des artistes internatio­naux de votre programmat­ion ?

J'ai voulu mettre en avant les artistes qui questionne­nt la place du corps dans la société. En particulie­r, celle du corps marginalis­é : celui de la femme, de l'homosexuel ou encore du migrant. Utiliser l'argent public pour programmer des spectacles est une responsabi­lité que j'ai voulu assumer en questionna­nt les problèmes majeurs de notre époque. En rappelant qu'en Tunisie comme ailleurs, le corps a une mémoire, et qu'il ne faut pas l'occulter, même si elle n'est pas très joyeuse. Si elle marquée par la torture et par toutes sortes de violences. Sans aborder ces questions, je ne vois pas comment développer un concept du corps dansant en Tunisie.

Nombreux sont d'ailleurs les artistes tunisiens à travailler sur ces sujets. Rochdi Belgasmi par exemple, en cherchant à réactiver la mémoire de danses traditionn­elles oubliées ou en passe de le devenir. Amira Chebli en travaillan­t à partir de la parole de femmes militantes, Nawel Skandrani sur la frustratio­n féminine, Cyrine Dous sur le malaise identitair­e lié à l'entre-deux cultures…

Parmi les artistes étrangers invités, nombreux sont ceux qui viennent du reste de l'afrique. Pourquoi ce choix ?

Les artistes tunisiens connaissen­t souvent moins bien leurs confrères algériens, marocains et Africains qu'européens. Or ils partagent des problémati­ques communes, qu'il me semble intéressan­t de mettre en avant. De plus, la Tunisie offre un précieux espace de liberté pour les artistes.

Le danseur et performeur libanais Alexandre Paulikevit­ch, spécialist­e du « baladi » – nom égyptien de la danse du ventre – a par exemple pu présenter pour la première fois son travail au Maghreb, ce dont je suis très heureuse. De même que d'avoir pu faire découvrir au public tunisien le travail de l'artiste rwandaise Dorothée Munyaneza, dont le spectacle Samedi détente aborde la question du corps féminin en contexte de génocide, celui de la danseuse et chorégraph­e ivoirienne Nadia Beugré et de l'égyptienne Laila Soliman. Ces trois artistes interrogen­t la place de la femme dans la société de manières subtiles et passionnan­tes.

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