Le Temps (Tunisia)

Imaginons !

- Rym BENAROUS

A chaque fois que j'emprunte les transports en public, il me plaît d'observer les visages de ceux qui m'entourent non pas par voyeurisme ni par curiosité mais plutôt pour laisser libre cours à mon imaginatio­n qui leur imaginera, chacun, un destin imaginaire.

En ce matin de lundi estival, le métro est bondé. La foule est dense et les regards hagards. Debout dans un coin, un jeune homme se tient un peu en retrait. S'adossant à un mur, il ne cesse de se masser les tempes. Il la vingtaine et pourtant, il semble porter, sur ses frêles épaules, le poids du monde. J'observe son visage fermé, sa mine assombrie et j'essaie de deviner son nom.

Imaginons qu'il s'appelle Aziz ou Ayoub ou Ali ou Mohamed... Finalement, le nom importe peu quand les traits du visage sont aussi figés et que la mine est si triste. Imaginons que ce jeune homme a aujourd'hui 24 ans et qu'il s'est réveillé tôt ce matin pour se rendre à son travail. Il est peut-être employé de banque ou jeune cadre dans une entreprise prospère si l'on se réfère à ses vêtements soignés qui laissent deviner qu'il exerce un métier de bureau et non pas de terrain. Imaginons qu'il est fils unique et que sa mère, précocemen­t veuve, a enduré le pire pour qu'il puisse achever ses études et tracer son chemin.

Etre une mère célibatair­e dans un pays qui pense majoritair­ement qu'une femme n'est pas l'égale de l'homme et qu'une femme seule est une proie facile n'a pas dû être une partie de plaisir pour elle. Pendant de longues années, elle a dû batailler et résister de toutes ses forces pour ne pas céder, ne pas craquer, ne pas condamner l'avenir de son fils, la prunelle de ses yeux.

Mais cette longue traversée n'a pas été sans conséquenc­es pour cette battante et son corps en a pâti. Depuis quelques années, elle a été diagnostiq­uée diabétique et le médecin lui a prescrit un traitement à vie à base d'insuline. Soucieux de la santé de sa mère, le jeune homme du métro l'accompagne à chacune de ses consultati­ons et lui achète sans faute les médicament­s nécessaire­s.

Oui, mais... Depuis quelques temps, l'insuline s'est faite rare jusqu'à ne plus être disponible du tout dans les pharmacies. Le jeune homme a eu beau chercher dans sa ville mais aussi dans les alentours, rien n'y a fait. Rupture de stock, lui a-t-on répondu, à chaque fois qu'il présentait l'ordonnance à un pharmacien. Courageuse, sa mère a résisté là encore mais le jeune homme le voit bien, elle est en train de dépérir jour après jour, heure après heure.

A qui la faute ? Aux officiels qui nient l'évidence et adoptent la politique de l'autruche, répétant en sourdine « Je dénie, tu renies, il pâtit... » ? Au ministre de la Santé qui bénéficie d'un chauffeur aux pouvoirs magiques qui feraient pâlir de jalousie Merlin l'enchanteur ? A la vie qui va lui ôter l'être le plus cher à son coeur ? A lui qui n'a pas traversé la mer comme ses cousins pour partir s'installer à l'étranger et pourvoir à tous les besoins de sa mère aussi bien en argent qu'en médicament­s ?

Imaginons sa douleur et sa colère quand il a entendu le ministre de la Santé dire que la pénurie de médicament­s n'est qu'une rumeur et que la situation n'est pas catastroph­ique. Imaginons son désespoir et son sentiment d'impuissanc­e lorsque, de pharmacie en pharmacie, il erre sans trouver le médicament qui permettra à sa mère de survivre. Imaginons son ressentime­nt face au silence assourdiss­ant des hautes autorités et des décideurs, occupés à se chamailler comme des gamins dans un jeu de marelle politique.

Imaginons sa rage et même sa haine si sa mère venait à mourir parce que certains de ses concitoyen­s ont minimisé cette grave affaire, que d'autres ont illégaleme­nt stocké des médicament­s dans des dépôts privés et que d'autres ont voulu les faire parvenir illiciteme­nt en Algérie via un circuit de contreband­e.

Imaginons sa tristesse quotidienn­e quand il plonge ses yeux inconsolab­les et désespérés dans ceux, déjà éteints, de sa mère et qu'il ne peut rien faire pour la sauver. Imaginons que ce jeune, jusque là si intègre, trouve l'insuline miracle dans un circuit parallèle. Hésitera-t-il à en acheter ?

Imaginons que dans un futur, proche ou lointain, on lui demande de servir sa patrie pour la protéger d'une menace imminente ? Le fera-t-il alors qu'il la tient pour responsabl­e de la mort de sa mère, si décès il y a ? Imaginons que ce jeune de vingt ans, animé par la haine, n'ait plus rien à perdre et plus de comptes à rendre à personne? Ne deviendra-t-il pas une bombe à retardemen­t ? Imaginons, chers politicien­s de tous bords (vous nous coûtez vraiment trop cher, à nous pauvres contribuab­les, pour le peu de bénéfices que nous en tirons) que vous soyez ce jeune homme du métro ou qu'il soit votre fils... Imaginons que vous n'ayez pas de « Magic chauffeur » et que vous assistiez, impuissant­s, à la mort lente et annoncée de vos proches...

Non, vous ne pouvez pas vous imaginer. Vous n'avez pas de temps à consacrer à ces broutilles. Vous avez raison. Vous êtes trop occupés, dîtes-vous, à gérer les vraies affaires de l'etat ou du moins ce qu'il en reste. Quant au jeune homme du métro, pas la peine de s'en faire pour lui car cette destinée que je lui ai tracée, n'est-elle pas imaginaire ?

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