Que reste-t-il de l’espoir réformateur de 1958?
Dans l’histoire du Liban contemporain, l’année 1958, année révolutionnaire au Moyenorient, est non seulement celle de la première guerre civile, mais aussi celle qui inaugure la première présidence réformatrice du pays, celle du général Fouad Chéhab (1958-1964). Alors que le Liban tente en 2018 de former un gouvernement et de renouer avec la réforme économique en s’appuyant sur les recommandations du cabinet américain Mckinsey & Company, un retour soixante ans en arrière n’est pas inutile pour comprendre dans quel contexte l’esprit de réforme au Liban a connu son essor. Effectuée à la demande du président Camille Chamoun, contesté par l’opposition nassérienne, l’intervention des marines américains sur les plages de Beyrouth (« opération Bluebat ») le 15 juillet 1958 constitua la première grande ingérence internationale dans les affaires libanaises depuis l’occupation ottomane de 1915 et la deuxième grande intervention occidentale depuis les massacres de 1860. Le débarquement américain accéléra la fin la guerre civile et déboucha le 31 juillet (après un accord américano-égyptien) sur l’élection contre son gré de Fouad Chéhab (le « père » de l’armée libanaise) à la présidence. Après avoir fondé et réformé l’armée, Chéhab s’employa à réformer le Liban. L’élection du 31 juillet 1958 ne mit cependant pas fin immédiatement aux combats entre forces loyalistes et « rebelles ». Malgré les heurts, les victimes et les destructions matérielles, le pays ne souffrit à l’époque d’aucun vide politique et institutionnel. En juillet 1958, le président Camille Chamoun, au pouvoir depuis 1952, s’apprêtait à terminer son mandat, la Chambre élue en 1957 poursuivait son travail législatif et le gouvernement dirigé par Sami el-solh gérait tant bien que mal les affaires courantes…
Contraste saisissant
Entre 1958 et 2018, le contraste est saisissant, non pas tant en raison du poids des ingérences étrangères, toujours aussi prégnantes, que pour des raisons institutionnelles et de choix de politique intérieure. Malgré l’absence apparente de troubles majeurs, aucun gouvernement n’est aujourd’hui encore en place en dépit d’élections législatives ayant rendu leur verdict il y a près de trois mois. La crise de 1958 avait accouché d’une présidence qui tenta de fonder les piliers d’un État moderne et rationalisé par une réorganisation de l’appareil administratif et la mise en place pour la première fois d’une politique de planification, de justice sociale et de développement économique. En octobre 1958, avait été constitué un gouvernement d’unité nationale, autrement appelé « ni vainqueur ni vaincu », qui, sous la direction de Rachid Karamé, un des leaders de l’opposition à Camille Chamoun, s’attela à assurer la continuité des institutions et la pacification du pays. Les leaders politiques des camps opposés acceptaient en somme de travailler ensemble pour les intérêts du pays. Cette logique prévalut le plus souvent les années suivantes.
De l’irfed à Mckinsey
Juillet 2018 semble symboliser au contraire la désillusion et la désespérance et l’échec semble autant politique qu’économique. L’intervention américaine décisive qui accéléra l’élection de Fouad Chéhab n’orienta pas pour autant ce dernier à faire le choix des États-unis pour mener à bien ses réformes. La mission technique française Irfed dirigée par le père dominicain Louis-joseph Lebret fut choisie au lendemain de la crise de 1958 pour proposer un état des lieux du pays et un plan de réorganisation de l’économie. La mission finit par occuper une place centrale à la tête de l’état, court-circuitant ministres et administrations traditionnelles. Les experts français n’eurent alors jamais autant de poids dans le fonctionnement de l’état libanais. Contrairement à une autre légende tenace, le ministère du Plan ne fut pas créé par Fouad Chéhab mais par son prédécesseur. Chéhab donna toutefois à la planification libanaise ses lettres de noblesse par une grande loi de réorganisation du ministère du Plan en 1962, lequel fut remplacé par le CDR en 1977.