L'héritage et les horizons
Espace géographique, mythique et symbolique, la Méditerranée est l'un des socles essentiels de la tunisianité. Entre héritages antiques et tensions contemporaines, comment résumer la Méditerranée, comment y retrouver ruptures et convergences et aller au-delà de la géographie? La Méditerranée est une mer qui rassemble. De fait, l'identité méditerranéenne est loin d'être un simple fait géographique. Il s'agit bien plutôt d'un héritage culturel ainsi que d'un horizon en partage.
Cette mer a toujours fasciné. Epicentre du Mare Nostrum de l'antiquité romaine, confluence de trois continents, accès des mythes de l'orient, la Méditerranée est aussi le berceau du monothéisme et de la pensée philosophique. Cette mer que ferme quasiment le détroit de Gibraltar est l'espace de tous les pérégrins et le théâtre de toutes les mythologies.
L'espace matriciel et le travail des siècles
Peut-on dès lors penser la Méditerranée en termes de rupture? Faut-il plutôt y voir un espace de convergences? Confrontée au fardeau de l'histoire, la question s'avère ardue même si notre profession de foi est résolument ancrée dans un dessein méditerranéen.
Fernand Braudel analysait d'ailleurs la dialectique entre Carthage et Rome comme l'espace matriciel où naquit une fracture entre le Nord et le Sud de cette mer blanche du milieu comme nous la nommons en langue arabe. Faut-il voir dans cette appellation un écho de la Mer Noire ou bien une réminiscence de la mer entre les terres qui délimitait les marches de l'empire romain?
De toutes les matières, on ne saurait résumer la Méditerranée à une époque aussi brillante ou guerrière fut-elle. Il suffit de penser au destin exemplaire de Elissa-didon pour voir que les interactions Méditerranées se jouaient sur un axe Est-ouest où le couchant faisait figure d'horizon et de nouveau monde. Partie de Tyr, voguant vers ce qui deviendra Carthage, la reine phénicienne est l'une des multiples figures de ces flux qui se limitaient alors au bassin oriental de la Méditerranée.
Qu'on se souvienne des mythes terrifiants qui étaient évocateurs de l'audelà des colonnes d'hercule où régnaient les maîtres rugissants de l'onde. Car la Méditerranée fut durant des siècles un espace fermé, "endogame" même si le terme peut paraître osé. Il faudra l'hardiesse d'un Hannon pour que nous eussions l'écho de contrées lointaines, absentes de l'inconscient collectif d'une époque.
La Méditerranée du Livre, des mythes et des livres
Que dire de Byzance, cet empire d'orient qui nous est si familier comme les toponymes de Constantinople ou Istanbul! Que dire de ces "héros" qui comme Enée sillonnèrent cette mer alors tourmentée quittant Troie en flammes pour Carthage, Rome et un destin de légende! Comment oublier Ulysse qui, de Charybde en Scylla, échoua sur tous les rivages méditerranéens avant de retrouver Ithaque!
Evidemment, ce panthéon n'est plus aujourd'hui tout à fait le nôtre. Il reste toutefois diffus car ces figures antiques possèdent un statut tutélaire et devraient être invoquées comme les âmes lares structurant l'espace méditerranéen. Car, entre référentiels, il s'agit d'un écho aussi persistant que celui du temps des fractures: celui des croisades, des conflits entre l'espagne et les Ottomans, des expéditions et de la politique de la canonnière. Comment ne pas évoquer la Méditerranée des savants et de la culture? Nos filiations positives remontent aussi bien à Platon qu'à Ibn Rochd ou Saint-augustin. Cette Méditerranée du Livre et des livres a aussi eu pour héros Albert Camus ou Néguib Mahfoudh. Il est d'ailleurs singulier qu'un écrivain finlandais, Mika Waltari, ait produit autant d'oeuvres magistrales, sans préjugés de proximité, sur l'espace méditerranéen. Waltari a en effet, donné pour théâtre à ses romans aussi la civilisation étrusque, l'egypte antique, Byzance ou la Tunisie et le monde ottoman du seizième siècle.
Le socle méditerranéen de la tunisianité
Quelques autres points méritent d'être soulignés. Ils ont trait d'abord à la notion de circulation. En effet, la Méditerranée est un espace d'intense circulation des hommes et des idées depuis les temps les plus lointains. Et, souvent, des disséminations (comme celle des Romains et des Andalous) viendront métisser les cultures vernaculaires en introduisant techniques ou théories nouvelles.
A ce titre, le peuple tunisien porte en lui tous les gênes de la Méditerranée. Authentique creuset, notre pays a su assimiler, au fil des siècles, tous les apports externes en les adaptant. L'immense diversité des traits, des caractères voire des lignées humaines donne à notre pays toute sa vocation méditerranéenne. Même notre langue tunisienne est un reflet de ce travail des siècles puisqu'on y retrouve des termes d'orient et d'occident, du Nord et du Sud. En cela, l'idée même de tunisianité repose sur un socle méditerranéen qui va, au-delà de la stricte géographie.
Le Pacifique, cette nouvelle Méditerranée
Ces quelques remarques ne sauraient être complètes sans évoquer la longue parenthèse durant laquelle la Méditerranée s'est trouvée marginalisée dans la marche de l'histoire. En effet, la découverte de l'amérique entraîna un déplacement de la circulation vers l'atlantique, laissant les vieilles civilisations s'observer, s'affronter ou se retrouver. D'ailleurs, aujourd'hui, selon plusieurs prospectivistes, c'est le Pacifique qui fait figure de nouvelle Méditerranée dans la mesure où toutes les grandes puissances du nouveau siècle s'y rencontrent.
Il n'en reste pas moins que les horizons méditerranéens restent fertiles. Une trentaine d'années après la chute du mur de Berlin, une soixantaine d'années après les indépendances, c'est une Méditerranée post-coloniale et surtout post-idéologique qui tend à voir le jour. Une Méditerranée qui pourrait aspirer à devenir, face au tumulte du monde, un lac de paix dès lors que les dernières hypothèques seront levées.