Le Temps (Tunisia)

La légende de la reine de Saba inspire Angélique Kidjo et Ibrahim Maâlouf

Dans un spectacle musical inclassabl­e, mêlant jazz, groove et musique arabe, la diva béninoise et le trompettis­te nous font voyager dans l'ancienne Abyssinie sur les traces de la mystérieus­e reine Makéda. Rencontre

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Dans la pinède Gould en bord de mer, lors de la 58e édition du Festival de jazz à Juanles-pins, le public salue d'une standing-ovation le concert d'angélique Kidjo et d'ibrahim Maalouf. Écrite par la chanteuse béninoise et composée par le trompettis­te et pianiste franco-libanais, cette épopée musicale découpée en sept morceaux est inspirée par la légendaire reine de Saba, de ces énigmes qu'elle aurait posées au roi Salomon d'israël. Évoquée dans les textes sacrés (Bible, Coran, Torah) et dans les contes, cette souveraine érudite aurait régné au 10e siècle avant Jésus-christ sur un royaume situé entre l'actuel Yémen, l'érythrée et le nord de l'éthiopie. Selon la légende africaine, sa rencontre avec le roi Salomon, réputé pour sa sagesse au-delà de ses frontières, qui construisi­t le premier temple de Jérusalem, aurait donné naissance à un fils, Ménélik, premier roi d'éthiopie.

Pour ces deux artistes, elle incarne ainsi le lien entre l'afrique et le Moyen-orient. C'est aussi une figure féminine forte, dans la continuité de leur travail respectif avec les femmes comme égéries. Angélique, régulièrem­ent consacrée parmi les femmes les plus influentes d'afrique et du monde par la presse internatio­nale, très engagée pour l'éducation des jeunes filles sur le continent, avait rendu hommage à Nina Simone, Miriam Makeba, ou à l'icône de la salsa Celia Cruz en leur consacrant chacune un concert. Quant à Ibrahim, il avait réinterpré­té, en version jazz et instrument­ale, une oeuvre de la légende de la musique arabe Oum Kalthoum (Kalthoum, 2015), ainsi que des morceaux de la chanteuse pop Dalida (Dalida by Ibrahim Maalouf, 2017).

C'est leur première collaborat­ion, mais ces deux boulimique­s de travail, menant tous deux une carrière internatio­nale, ont beaucoup en commun, notamment la particular­ité de dépasser les frontières des genres musicaux, des cultures, et d'être souvent là où on ne les attend pas. Angélique, récompensé­e par trois Grammy Awards au cours de sa carrière, vient de sortir un album où elle revisite le célèbre disque Remain In Lightdu groupe américain de new-wave/post-punk Talking Heads. Ibrahim, primé de quatre victoires de la musique et d'un césar, publie le 14 septembre prochain une symphonie, « Levantine Symphony N°1 ». Ici, un orchestre à cordes, un jazz-band, des percussion­s africaines interprète­nt cette reine de Saba, pièce musicale au style inclassabl­e présentée pour la seconde fois au public (un projet d'enregistre­ment est envisagé), à la croisée du jazz, du classique, des musiques ouestafric­aines, arabes… Dans la chaleur estivale de la Côte d'azur, ils se sont confiés au Point Afrique.

Pourquoi la reine de Saba vous a inspirés ? Que représente-t-elle pour vous ?

Angélique Kidjo : Elle représente le début du vivre ensemble. Parce qu'elle est partie d'afrique pour rencontrer à Jérusalem le roi Salomon, dont on disait au-delà de ses frontières qu'il était le souverain le plus sage du monde. C'est aussi le mythe qui symbolise le lien entre l'afrique et le Moyen-orient, et que l'on peut recréer à travers la musique. Elle représente ces reines qui ont existé en Afrique, dont on ne parle pas beaucoup car on part souvent du principe que le pouvoir est masculin. Elle a permis à l'éthiopie d'être le seul pays africain à ne jamais avoir été colonisé, parce que Ménélik, le fils qu'elle a eu avec le roi Salomon, est le fondateur de ce pays [Ménélik, premier roi d'éthiopie, deviendra le fondateur de la dynastie salomonide, lignée dont le dernier empereur éthiopien Haïlé Sélassié, régnant jusqu'en 1974, fut l'héritier NDLR]. Il avait cette aura de divinité. Les Éthiopiens, avec cette identité très forte, se sont battus et ont mis tout le monde dehors !

Quelles sont ces énigmes que la reine de Saba aurait posées au roi Salomon ?

Angélique Kidjo : Ce sont des énigmes en lien avec ses valeurs fondatrice­s, profondes, pour mettre à l'épreuve la sagesse légendaire de Salomon. Il y en a beaucoup, j'en ai retenu sept, qui évoquent aussi des proverbes africains, on parle beaucoup par paraboles en Afrique. Je me suis attachée à leur rencontre, quand elle s'est présentée à lui et lui a posé ces devinettes, comme des défis, au sujet de la fertilité, du désir, de la féminité, des larmes, du lin (tissu dans lequel on enterrait les morts), le blé (comment nourrir son peuple)…

Ibrahim, qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce projet ?

Ibrahim Maalouf : Avec Angélique, on défend beaucoup de valeurs communes, comme les mélanges culturels, le désir d'un monde plus métissé. Elle d'origine béninoise, moi d'origine libanaise, nous venons de ces deux régions qui ont uni le roi Salomon et la reine de Saba. On s'est rencontrés à New York il y a trois ans, elle m'a proposé de travailler sur ce projet sur lequel elle faisait déjà des recherches. Chaque occasion de composer une musique à la croisée de différente­s cultures, que j'aime et qui me passionne, m'intéresse. Surtout quand c'est une artiste que j'admire beaucoup qui me le propose ! Comme je ne comprends pas le yoruba, j'ai demandé la traduction des textes d'angélique. En les lisant, j'ai imaginé des musiques, je les ai élaborées de manière très instinctiv­e. Un peu comme quand je travaille sur la musique d'un film, où il faut accompagne­r musicaleme­nt une histoire, un discours intérieur, émotionnel.

Quelle formation avez-vous choisie ? Pour quel style musical ?

Ibrahim Maalouf : Il y a un large orchestre à cordes [ici l'orchestre régional de la région Provence-alpes-côte d'azur, NDLR], mon band de jazz, plus deux musiciens additionne­ls : un Franco-marocain à la guitare et un Sénégalo-américain aux percussion­s africaines, donc là aussi un mélange de culture arabe et africaine. Et bien sûr, Angélique au chant, et moi à la trompette. Quand on doit composer une musique, on a tellement l'embarras du choix pour choisir le style, l'orchestrat­ion... On aurait pu le faire avec une kora et une derbouka par exemple ! Nous avons eu l'opportunit­é de travailler avec un orchestre, et écrire pour cet ensemble m'a séduit. Ce sont des contrainte­s qui stimulent la créativité, qui donnent des ailes, comme lorsqu'un réalisateu­r vous demande de composer une musique où il veut du piano par exemple... Je ne joue pas d'instrument­s à cordes, j'ai composé pour eux à la manière d'un auteur de théâtre qui se met dans la peau de ses différents personnage­s. Musicaleme­nt, je dirais que le résultat final n'a pas d'identité, entre jazz, classique, musiques africaines, arabes… Certains me disent que c'est un ovni ! Moi j'aime bien qu'on ne puisse pas le définir, on ne sait pas trop ce que c'est, ça ne ressemble à rien mais dans le bon sens du terme ! Angélique Kidjo : Quand je chante ces sept morceaux, je suis très émue. Avec le récent décès de mon frère, je suis à fleur de peau et parfois c'est difficile, il y a des passages émotionnel­s très forts. Mais en même temps, je me suis mise dans la tête de la reine de Saba : elle est passée par plus d'états d'âme et d'épreuves que moi, et elle a réussi à tenir malgré tout.

Ibrahim Maalouf : Il y a plein d'émotions, issues de nos différente­s cultures : celles du classique, du jazz un peu improvisée­s et spontanées, celles du rythme, du défoulemen­t à travers la danse, du tarab c'est-à-dire en arabe une extase, une communion… C'est une sorte de symphonie d'émotions fortes, intenses, qui racontent différente­s histoires.

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