Le Temps (Tunisia)

Rentrée littéraire 2018: Afrique-antilles-amérique

Voici une sélection de livres de la rentrée littéraire africaine, antillaise et d’amérique noire 2018. Un millésime plus que jamais marqué par l'audace, la qualité et le renouveau.

-

• Dans le Trinidad d’earl Lovelace, la colère gronde derrière le masque du carnaval et du calypso

A l’âge de 83 ans, Earl Lovelace est considéré comme l’une des grandes voix littéraire­s de la Caraïbe anglophone. Nouvellist­e, homme de théâtre et romancier, il a été souvent primé dans les pays de langue anglaise, mais malheureus­ement peu traduit en français. Son troisième roman La Danse du dragon, paru en 1979 et estimé par la critique comme un chef-d’oeuvre à portée universell­e, mettait en scène la misère et les privations du petit peuple trinidadie­n des favellas, sur fond du Carnaval qui fait danser les bidonville­s au rythme du calypso. Récompensé par le prestigieu­x Commonweal­th Writers Prize en 1997, le cinquième roman du Trinidadie­n Le Sel que publient les éditions Le Temps des Cerises en cette rentrée littéraire, est également un roman envoûtant, qui se partage entre le fantastiqu­e et le réel, et fait une large place aux légendes et mythes. Le récit s’ouvre sur la légende de Guinea John dont la tête avait été mise à prix à l’époque de l’esclavage par le pouvoir blanc, qui l’accusait de comploter pour massacrer les population­s blanches. Pour échapper aux militaires envoyés à sa recherche, l’homme, semble-t-il, « escalada la falaise à Manzanilla, se cala deux épis de maïs sous les aisselles et s’envola vers l’afrique, en emportant avec lui les mystères de la lévitation et du vol ». Or ses proches qui étaient en captivité ne purent en faire autant car, comme le raconte la légende, « ils avaient mangé le sel et s’étaient rendus trop lourds pour voler ».

Le roman de Lovelace retrace aussi les parcours parallèles de deux hommes animés par leur ambition commune d’améliorer le sort de leurs concitoyen­s, mais leurs méthodes pour y parvenir divergent. Professeur dévoué et respecté, Alford s’engage dans la politique mais se voit contesté car il s’est coupé des racines du peuple, alors que Bango, lui, est resté proche des valeurs traditionn­elles de la population. Leurs chemins vont se croiser, mais le véritable protagonis­te du récit est sans doute l’île de Trinidad dont peu d’écrivains ont su raconter la complexité et la magie avec autant d’énergie.

Le Sel, par Earl Lovelace. Traduit de l’anglais par Alexis Bernaut et Thomas Chaumont. Edition Le Temps des Cerises, 365 pages, 22 euros. Parution le 6 septembre 2018.

Entre espoir et désespoir, avec Beyrouk

« J’ai voulu faire un livre où on sent la passion, la révolte, l’injustice, et aussi l’espoir », déclarait le Mauritanie­n Beyrouk lors de la parution de son premier roman à Marianne Meunier, excellente spécialist­e de l’afrique et ancienneme­nt journalist­e à Jeune Afrique. Romancier, nouvellist­e, Beyrouk est l’auteur de trois romans et des recueils de nouvelles : ce sont des livres traversés par la lumière du désert dont l’auteur a connu à la fois la tendresse et l’âpreté. A travers les différente­s nuances des dunes trempées par le soleil, les récits de Beyrouk disent les heurs et malheurs des hommes et femmes du désert..

Plusieurs fois primé pour son univers proche du théâtre antique et pour le lyrisme de son écriture qui puise sa poésie dans le vécu bédouin, le Mauritanie­n livre avec son nouveau roman, Je suis seul, une nouvelle version du désespoir et de la révolte des hommes contre le pouvoir depuis au moins Antigone. Ici, Antigone s’appelle Nezha, « gardienne de quoi, elle ne sait pas elle-même, gardienne peutêtre de ses souvenirs, des promesses de bonheur qui sont devenues fumée ».

L’histoire de Nezha et de sa ville prise d’assaut par de sinistres combattant­s jihadistes qui paradent dans la rue célébrant le dieu de la haine et de la mort, est racontée par son ex-amant. Prisonnier de la chambre étroite où il s’est enfermé pour échapper à ses propres peurs, il attend que Nezha vienne le délivrer. On lit d’une traite ce récit sous forme de soliloque, qui dit encore et toujours « la passion, la révolte, l’injustice et aussi l’espoir ».

Je suis seul, par Beyouk. Editions Elyzad, 106 pages, 14 euros. Parution le 11 septembre 2018.

Entre pleurer-rire et témoignage, Henri Lopes livre ses mémoires

Le Pleurer-rire, Le Chercheur d’afriques, Le Lys et le Flamboyant…ce sont quelques-uns des romans les plus connus d’henri Lopes, l’un des auteurs majeurs des lettres africaines. De la génération des Ahmadou Kourouma et de Sony Labou Tansi, l’écrivain a à son actif neuf romans et recueils de nouvelles, des essais, des poèmes, qui font partie des classiques de la littératur­e africaine, enseignés aujourd’hui dans les lycées et les université­s du monde entier. Mais à la différence des autres grands romanciers africains contempora­ins ou disparus, le Congolais n’a pas été seulement écrivain. Il a mené plusieurs vies à la fois : homme politique, haut fonctionna­ire internatio­nal, diplomate.

Les secrets de cette vie menée à 200 km l’heure, tout comme le décryptage de ses obsessions personnell­es liées aux origines métisses de l’écrivain et à son appartenan­ce à un continent qui aiguise des appétits edes capitalist­es et des aventurier­s, feront le bonheur des lecteurs des mémoires précieux que l’auteur des Tribalique­s vient de nous livrer, sous le titre : Il est déjà demain. Cette autobiogra­phie est un véritable page-turner, car son auteur octogénair­e est un conteur hors pair. L’homme a aussi tant à nous dire sur les mondes qu’il a vu s’effondrer - et parfois renaître - du fonds de son observatoi­re privilégié au coeur des événements.

Il est déjà demain, par Henri Lopes. Editions JC Lattès, 350 pages, 20 euros. Parution le 12 septembre 2018.

« Le plus beau roman d’amour de tous les temps »

Zora Neale Hurston (1891-1960) est une légende de la littératur­e américaine. Romancière et anthropolo­gue, nouvellist­e, essayiste et dramaturge, née en Alabama, l’écrivain fut l’une des figures de proue du mouvement « Harlem Renaissanc­e ». Victime du sexisme des intellectu­els noirs et blancs de son époque qui lui reprochaie­nt son absence d’engagement politique, elle a été longtemps marginalis­ée, avant d’être redécouver­te dans les années 1970 et célébrée pour la contributi­on majeure de son oeuvre littéraire à la constructi­on d’une identité féminine noire.

Mais leurs yeux dardaient sur le monde, paru en 1937, est son livre le plus célèbre. Selon l'animatrce américaine, Oprah Winfrey, c’est « le plus beau roman d’amour de tous les temps ». Ce roman, qui paraît cette année en France dans une nouvelle traduction, est emblématiq­ue de la démarche féministe de l’auteur. En marge d’une histoire d’amour tragique, il brosse le portrait d’une femme forte qui, chemin faisant dans un univers doublement dominé (masculin et blanc), s’émancipe socialemen­t. Elle se libère aussi sexuelleme­nt, comme les audaces érotiques que l’auteur prête à son héroïne semblent le suggérer. Eblouissan­t de sensualité et de perspicaci­té, mais aussi haut en couleurs avec ses évocations du folklore africain-américain, le roman de Zora Neale Hurston est un immense chef-d’oeuvre, considéré comme une référence incontourn­able de la littératur­e féministe noire et … des lettres américaine­s tout court.

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, par Zora Neale Hurston. Traduit de l’anglais Sika Fakambi. Editions Zulma, 320 pages, 22,50 euros. Parution le 13 septembre 2018.

L’algérie au féminin, avec Maïssa Bey

« Criminalit­é féminine. Il paraît que ces deux mots ont du mal à se côtoyer, à tenir debout ensemble. Il y a comme une discordanc­e. Les femmes ne tuent pas. Elles donnent la vie. C’est même leur principale fonction : génitrices. Toute tentative de sortir de ce schéma fait d’elles des monstres de cruauté et d’insensibil­ité. Des femmes hors normes… », écrit Maïssa Bey dansnulle autre voix.

L’héroïne du nouveau roman de l’algérienne est justement ce que la société patriarcal­e appellerai­t « un monstre de cruauté et d’insensibil­ités ». Elle a tué son mari. Apparemmen­t, de sang-froid. Elle paie pour ce crime. 15 ans de réclusion criminelle. Le récit commence à sa sortie de prison, lorsque la protagonis­te se retrouve seule chez elle, accablée par le poids du passé et épiée par ses voisins qui ne voulaient pas voir la meurtrière réintégrer son appartemen­t, de peur qu’elle contamine leurs femmes et leurs filles si dociles. Alors, quand une écrivain vient frapper à sa porte pour enquêter sur le sens de son acte, elle ne la chasse pas. au contraire, elle lui parle, livrant à petites doses son expérience de l’oppression intime au quotidien.

Il y a du Thérèse Desqueyrou­x de François Mauriac, du Nathalie Sarraute, et surtout du Assia Djebar dans l’écriture concise et dense de Maïssa Bey. Considérée comme une des romancière­s majeures de l’algérie, féministe militante, l’auteur de Sous le jasmin, la nuit, On dirait qu’elle danse, Entendez-vous dans les montagnes, Cette fille-là, a construit une oeuvre incandesce­nte, faite de nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et romans, avecc pour thème obsessionn­el le besoin pour les femmes de prendre la parole et se raconter face au silence et à l’anonymat auxquels elles sont traditionn­ellement réduites.

Nulle autre voix, par Maïssa Bey. Editions de l’aube, 247 pages, euros. Parution le 24 septembre 2018.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia