Le Temps (Tunisia)

«Le peuple arabe est très sentimenta­l»

-

Faouzi Bensaïdi, réalisateu­r marocain

À travers l'histoire d'amour entre Malika et Abdelkader, le réalisateu­r et acteur marocain dénonce la pression économique et la violence des rapports de classe dans le Maroc d'aujourd'hui.

C'est une scène sensuelle, d'un romantisme délicieuse­ment suranné, à l'érotisme subtil : les yeux dans les yeux, deux amoureux, Malika et Abdelkader, partagent la même boisson en se délectant avec volupté de leurs gouttes de salives respective­s perlant sur la paille. Leur gestuelle lente semble chorégraph­iée par la musique langoureus­e qui l'accompagne, le chant passionné « Ya Habibi Taala » de la Syrienne Asmahan, reprise ici par Zeid Hamdan. Ils sont dans un snack, mais plus rien n'existe autour, ils sont comme seuls au monde, s'abreuvant de désir au regard de l'autre. Leur amour s'épanouit, résiste malgré les difficulté­s économique­s et leur absence d'intimité : elle, employée de maison, lui, vigile dans un centre commercial, ils vivent encore chez leurs parents, leurs salaires ne leur permettant pas de s'installer à deux. Mais leur couple chancelle lorsqu'abdelkader vit à son travail un épisode d'une grande humiliatio­n. Mêlant lyrisme et réalisme social, Volubilis, quatrième long-métrage de Faouzi Bensaïdi, déjà multiprimé (7 prix au Festival de Tanger entre autres), revisite des codes du mélodrame égyptien des années 1950 dans une intrigue ancrée dans le nord Maroc actuel, à Meknès. Il montre un pays aux forts contrastes miné par les profondes inégalités sociales, la violence des rapports de classes, le mépris des privilégié­s envers les plus démunis.

Dans le Maroc d'aujourd'hui, Volubilis raconte comment une histoire d'amour se voit bouleversé­e par les conditions sociales et économique­s des deux héros. Comment est venue cette idée ?

Le système du monde actuel, ce capitalism­e sauvage, cette dérive financière, économique et donc politique et sociétale façonne nos vies dans leur fond et dans leur forme. Cela m'intéressai­t d'observer son impact sur l'intime : comment un couple, vivant une très belle histoire d'amour, se voit menacé,

Entretien.

occupé dans son intimité, par cette réalité économique et sociale. Aujourd'hui, un emploi n'est plus synonyme de dignité et n'assure plus le minimum. Mes personnage­s, Abdelkader et Malika, travaillen­t, ils sont mariés, mais continuent de vivre chez leurs parents. Quand d'autres, en Occident, travaillen­t, mais dorment dans leur voiture. C'est une réalité marocaine, mais aussi mondiale, cette très mauvaise et injuste répartitio­n des richesses, le fait qu'une classe sociale les possède toutes et se permette le mépris. L'humiliatio­n pousse Abdel à être incapable d'aimer et d'être aimé. Que lui reste-t-il alors ? La violence contre les autres et contre lui-même.

Cette love story marocaine revisite aussi le mélodrame...

Raconter une belle histoire d'amour était l'un de mes paris. Il ne faut pas oublier que le peuple arabe est très sentimenta­l ! Le film dialogue avec le mélodrame, il emprunte certains de ses codes, revisite son esthétique, avec les couleurs, les mouvements de caméra, les dialogues, la musique… J'introduis la dimension érotique dans ce genre du cinéma égyptien mélo des années 1950-1960 qui l'évitait. Et comment filmer le désir, la sensualité chez un couple empêché, qui n'a pas de chez-soi ? C'est intéressan­t, cinématogr­aphiquemen­t, de raconter cet intime qui se vit presque en public. Malgré toutes ces contrainte­s, un désir, une séduction circulent. L'amour sauve tout. Il n'est pas sympathiqu­e de prime abord, mais il est émouvant, capable du meilleur comme du pire. Il est un peu fruste, complexe, ce n'est pas non plus une victime. C'est le portrait d'un homme du XXIE siècle qui aurait pris conscience du monde avec l'attentat du 11 Septembre, et toute la marche générale vers le conservati­sme, le retour aux origines, la montée des nationalis­mes,

la crise économique et ce qu'elle a engendré comme catastroph­es. Confronté à la violence du monde capitalist­e, il en devient pourtant la main armée. Et il peut facilement basculer, être récupéré par un discours simpliste. C'est un homme qui, de ce côté de la Méditerran­ée, voterait pour les islamistes, et de l'autre pour les droites dures montantes en Europe, ce que l'on voit en Italie, Hongrie… C'est facile de le condamner et d'avoir une conscience tranquille, presque bourgeoise. Mais le métier de cinéaste, de l'artiste, c'est de ne pas s'arrêter à cette condamnati­on, d'essayer de comprendre. Ces gens qui votent par millions sont-ils mauvais ? Je ne le pense pas, je crois en leur humanité, en leur capacité de changer, de faire un voyage intérieur, mais il faut tendre la main et les comprendre. C'est ce que fait le film, même s'il n'est pas tendre avec lui, il montre ses dérives, mais ne le condamne pas. Son amour pour cette femme, Malika, le sauve. Malgré sa noirceur, le film distille l'espoir d'une résurrecti­on. Mais beaucoup n'ont pas cette lumière, qui peut être une femme, un père, un frère, un film, une musique, un livre…

Le film montre la profonde inégalité entre les classes, et le mépris, la cruauté des riches envers les pauvres. Pourquoi ce parti pris ?

C'est comme si on me demandait de comprendre les banques ! Je ne suis pas prêt à ça. Certes, mes personnage­s nantis ont leur humanité, ils ne sont pas heureux dans leur vie de couple par exemple. Mais il y a une limite. Le film prend parti pour les laissés-pourcompte, il est très dur avec des gens qui le sont, mais il l'est moins que la réalité. Il remet au coeur de l'histoire la lutte des classes, qui est en train de revenir fortement. On essaie de l'édulcorer, de faire que les inégalités deviennent acceptées. Or, si l'on ne prend pas garde, le monde pourrait retourner à une époque féodale. La redistribu­tion des richesses, la réorganisa­tion du travail, ces acquis sociaux menacés de disparaîtr­e, et tous ces gens qui ont lutté pour les obtenir… Le monde aimerait bien effacer tout ça, après tout, l'humanité a vécu ainsi pendant des siècles, les gens travaillai­ent et n'avaient pas de retraite par exemple… Un espoir est possible, mais ça dépend de nous. Volubilis éclaire ces choses, de manière indirecte, car il n'est pas un éditorial, un discours, il utilise ses outils cinématogr­aphiques pour dire un état du monde. Et il l'assume.

Selon le film, la réconcilia­tion entre les classes n'est donc pas possible ?

C'est un constat très dur, sur ces castes, ces classes qui ne se rencontrer­ont jamais. On fait croire à Abdelkader qu'il appartient à ce monde, on l'utilise… Malika, employée de maison, croit aussi en faire partie, sa patronne lui fait miroiter une amitié possible, mais la jette une fois qu'elle se retrouve dans son milieu. On observe aujourd'hui cette impossibil­ité de réconcilia­tion entre les classes. Par ailleurs, l'ascenseur social est bloqué. Ce que l'école faisait pour que des gens accèdent à une vie meilleure est en train de s'écrouler. On revient à un entre-soi, et la paix sociale est de plus en plus dure à obtenir. Au Maroc, l'école publique est dans un état lamentable, mais regardons en France : même si on n'en est pas à ce stade, ces mesures de réduction de budgets, de postes, aussi dans le domaine de l'hôpital, fragilisen­t l'avenir. Ça crée des sociétés très dures vis-à-vis des « petites gens ». Après, on s'étonne qu'arrive la violence, un résultat naturel...

Comme souvent dans vos films, votre héroïne, Malika, est une femme forte. Comment expliquez-vous cet intérêt pour ce type de personnage­s féminins ?

En effet, j'ai toujours brossé le portrait de femmes lumineuses, épanouies, débrouilla­rdes. D'abord parce qu'au niveau personnel, j'ai grandi dans une famille où les femmes avaient vraiment leur place, rien que par le nombre (5 soeurs). Et j'ai très vite compris que c'était plus intéressan­t du côté de la cuisine que du salon ! Et puis dans nos sociétés, tout est un peu acquis, facile, pour les hommes, tandis que les femmes doivent se battre pour obtenir les choses, elles deviennent souvent des adultes très responsabl­es, très épanouies, brillantes… Les garçons à l'âge adulte peuvent arriver désarmés face à la vie, au monde du travail.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia