Le Temps (Tunisia)

« Rachid Taha va beaucoup manquer à l'algerian touch dans l'art de l'exil »

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Mort des suites d'une crise cardiaque dans la nuit du 11 au 12 septembre, Rachid Taha laissera une trace indélébile dans l'histoire d'une jeunesse qui a voulu assumer son identité puisée au plus vrai des deux rives de la Méditerran­ée. Le chanteur algérien dont le lead vocal des Clash avait dit qu'il aurait été une mégastar internatio­nale du rock s'il avait été américain ou anglais laisse un grand vide dans l'univers de ceux qui travaillen­t à relier les cultures.

« La voix de Rachid Taha s'est éteinte, mais son héritage musical restera éternel », affirme un chroniqueu­r sur les ondes de chaîne 3 de la radio nationale. Depuis la mi-journée de ce mercredi 12 septembre, la nouvelle du décès de Rachid Taha, survenu à la veille de ses 60 ans dans la nuit du mardi au mercredi à la suite d'un arrêt cardiaque, passe en boucle sur les chaînes de télévision. Celles-ci reviennent sur la carrière hors du commun de ce chanteur franco-algérien. Pluie d'hommages

« Destroy. Fantasque. Ingénieux. Libre. Il va beaucoup manquer à l'algerian touch dans l'art de l'exil. Paix à sa belle âme », écrit El Kadi Ihsane, journalist­e et directeur du site Maghreb émergent. « Rachid Taha était un frère, bourré d'intelligen­ce, de talent et de gentilless­e ! La classe, quoi. Il va nous manquer. Pourquoi tu es parti si tôt, El rayah ? » écrit Azouz Begag, écrivain et ancien ministre, sur Facebook. Le ministre algérien de la Culture salue lui aussi la créativité musicale du chanteur sur Twitter. « Rachid Taha nous quitte après un parcours exceptionn­el et riche de musiques créatives, combinant l'esprit algérien et les rythmes du monde. El rayah rend l'âme et regagne sa ville natale Oran aux côtés des grands maîtres », réagit Azzedine Mihoubi, qui regrette, dans une déclaratio­n à Ennahar TV, le fait que Rachid Taha « n'était pas proche du milieu artistique algérien ».

Ses fans restent sous le choc. « Je n'y croyais pas au début. C'est une immense perte. J'ai assisté à l'un de ses concerts en Tunisie. Il est impression­nant sur scène. Je voulais absolument le revoir », avance Celia, cadre dans une entreprise publique. « J'aime beaucoup sa musique. C'est quelqu'un qui chante avec son coeur, ses tripes. C'est un artiste engagé. Dommage qu'il ne soit pas apprécié à sa juste valeur en Algérie, alors qu'il est connu et apprécié à l'internatio­nal », regrette la jeune femme.

D'algérie, mais aussi de France et du monde

En Algérie, le parcours de Rachid Taha demeure peu connu. « J'en ai entendu parler ce matin à la télévision, mais je ne vois pas vraiment de qui il s'agit », avoue Selma, une jeune étudiante algéroise. Pour les moins jeunes, c'est uniquement le souvenir de sa voix rauque réinterpré­tant « Ya Rayah » une ancienne chanson chaâbi de Dahmane El Harrachi, qui revient. « Je me rappelle aussi ce concert mythique organisé à Bercy en 1998 (1, 2,3 soleils) où on le voyait avec Khaled et Faudel », note Lamia. « Mais c'est tout ce que je connais », reconnaît cette pharmacien­ne de 33 ans.

En réalité, Rachid Taha s'est très peu produit dans le pays. « Il était de gauche. Il avait un esprit rebelle et il ne voulait pas chanter ou participer à des concerts organisés par le ministère de la Culture ou le gouverneme­nt », explique au Point Afrique K. Smail, ami du chanteur, journalist­e et responsabl­e de la rubrique culturelle du quotidien El Watan. Mais le chanteur a toujours revendiqué le patrimoine algérien et trouvé « le moyen de le vulgariser », selon lui.

L'algérie, une source d'inspiratio­n pour Taha

« Il a puisé dans ce patrimoine algérien, qu'il soit chaoui, raï, chaâbi, pour chacun de ses albums. Rachid l'a immortalis­é et a fait tomber les barrières. On jouait Ya Rayahen France, en Irlande, au Liban. On écoutait cette chanson partout. Il l'a internatio­nalisée. On lui doit beaucoup », rappelle K. Smaïl. Pour lui, Rachid Taha est également un « trait d'union entre deux cultures ». « Rachid a aussi travaillé avec des grands (du monde de la musique). Il a été repris par Santana », poursuit K. Smaïl.

Dans un entretien accordé à El Watan en 2013 à l'occasion de la sortie de son albumzoom, le chanteur revient sur cet épisode avec humour : « Il (Santana) a repris la chanson

Kalma Kalma. Sa version est Migra Migra (dans l'album Supernatur­al). Il m'a payé et tout. Il voulait prendre les paroles et la musique. Il m'a dit qu'il était Santana et je lui ai rétorqué que j'étais Rachid Taha, où est le problème ? Il voulait tout prendre. Alors, il n'a pris que la musique. Cela m'a permis de payer le loyer. »

En octobre 2017, Rachid Taha et K. Smail avaient passé une semaine dans leur région natale à Mascara. « On a enregistré des heures d'entretiens et de débats pour un livre qui devait sortir en 2019 », relate notre interlocut­eur. « C'est un être généreux, humaniste, talentueux. C'est un artiste jusqu'au bout des ongles qui est parti. Il avait une flamme d'espoir. Il répétait tous les jours pour son concert qui devait avoir lieu le 22 septembre à Lyon », témoigne le journalist­e. De quoi nourrir bien des regrets pour ses nombreux fans des deux bords de la Méditerran­ée.

Hassina Mechaï journalist­e du Point Afrique :

"Il revient à ma mémoire"...

Hassina Mechaï journalist­e du Point Afrique lui arendu un vibrant hommage en écrivant un texte dont l’intitulé ets : Il revient à ma mémoire ...

« Il revient à ma mémoire » un souvenir. Celui de ce garçon qui est apparu, chemise blanche, cheveux noirs, silhouette fine comme dessinée à l'encre, pour chanter « Douce France ». Il ressemblai­t à la fois à Joe Strummer, le mythique chanteur des Clash, et à Al Pacino, celui d'un après-midi de chien. Ce garçon était fils d'immigré algérien et ce qu'il chantait n'était pas « Rock the Casbah » (cela, ce sera plus tard), ni du chaâbi, ni de l'arabo-andalou, ni de la chanson kabyle, du chaoui ou du raï. Ce garçon si « ostensible­ment » maghrébin, au visage affuté et à la boucle d'oreille apparente, chantait la « Douce France ». Faut-il écrire « dulce France » tant Rachid Taha avait su redire ces mots d'antan, comme les avait peut-être dits le chevalier de Roncevaux dans La Chanson de Roland : en semblant tout à la fois expirer et renaître.

« Il revient à ma mémoire » que cet homme issu de l'immigratio­n algérienne chantait le « cher pays de [son] enfance ». Il chantait, ce garçon qui a grandi entre l'alsace, les Vosges et Lyon, « [son] village au clocher aux maisons sages ». Il célébrait celui qui fut déraciné de son Oranie natale à l'âge de 9 ans pour la grande route de l'exil, la « tendre insoucianc­e » de l'enfance. Il disait « oui je t'aime », malgré tout et malgré tous, à un pays où l'immigratio­n, après avoir longtemps été une solution au manque de maind'oeuvre, de bras pour reconstrui­re la Douce France, devenait soudain un problème.

« Il revient à ma mémoire » que cette reprise d'un fleuron de la chanson française avait fait l'effet d'une révélation lumineuse pour certains, d'une apocalypse scandaleus­e pour d'autres. Et il le faisait au sein d'un groupe baptisé « Carte de séjour », formidable pirouette et pied de nez à cette fameuse « carte » qui suspendait tous les 10 ans la vie de son détenteur à une autorisati­on administra­tive de séjour. Il le faisait dans un clip d'anthologie, couleurs sépia, dans lequel il apparaissa­it, image d'épinal, en casquette de gavroche, bretelles et chemise blanche. Il y jouait à la pétanque, il y séduisait la belle du village, il buvait un verre avec le curé du village. Il était là où il devait être. Rachid Taha avait eu, dans le même geste, cette grâce pour certains et cet affront suprême pour d'autres, de dire que ces enfants issus de l'immigratio­n étaient légitimes. Au sens premier, justifiés. Il avait fait entendre une voix, la sienne, gutturale, précise, mélodieuse, et il avait ouvert une voie.

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