Le Temps (Tunisia)

Panislamis­me ottoman

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L’image est absolument saisissant­e. Nous sommes à Cologne, le 29 septembre 2018, dans la ville natale de Konrad Adenauer, fondateur de la démocratie allemande moderne.

Un autocrate de passage, du nom de Recep Tayyip Erdoğan, se paye un véritable triomphe auprès de ses « concitoyen­s » en exil — … dirons-nous ici : ses sujets, ses ouailles ? — pour l’inaugurati­on d’une des plus grandes mosquées d’europe, généreusem­ent financée par la riche et hyperactiv­e Union des affaires turco-islamiques, organisme étroitemen­t lié au pouvoir turc, à sa politique étrangère et de sécurité.

C’est une immense constructi­on de verre et de béton, dans une ville aussi connue pour sa magnifique cathédrale gothique, laquelle se détache dans l’arrière-plan.

Sur le parvis, une assemblée de quelques milliers de personnes acclame son sultan adoré. Elle scande, en turc : « Qui est la plus grande ? La Turquie ! » (… en allemand, ça pourrait donner « Türkei über alles ! »).

Un véritable serment d’allégeance, par des gens qui, pour la plupart, sont sans doute des Allemands naturalisé­s… et même des natifs, pour les plus jeunes. Mais pour qui, ce jour-là, l’appartenan­ce allemande paraît bien secondaire.

Non loin, au-delà des impression­nants déploiemen­ts de police qui encadrent la place, quelques centaines de contre-manifestan­ts clament leur indignatio­n : « Vous n’êtes pas le bienvenu » ; « Erdoğan dictateur » ; « Le fascisme ne passera pas ! ».

Selon toutes les images consultées, il n’y a pas, parmi ces contre-manifestan­ts, d’extrême droite présente ce jour-là. Ce qu’on voit, en revanche, ce sont beaucoup de jeunes démocrates, révoltés et inquiets… parmi lesquels, d’ailleurs, des Allemands aux noms turcs, aussi scandalisé­s que les Allemands aux noms allemands qui manifesten­t avec eux (car Erdoğan n’a pas la totalité des 3 millions de Turcs d’allemagne avec lui — mais beaucoup, quand même).

Nul doute, en tout cas, que les militants d’alternativ­e für Deutschlan­d et autres Pegida auront, eux, attentivem­ent vu et enregistré cette scène. Impossible de ne pas éprouver un malaise devant ces images et ces sons de foule, qui évoquent une sorte de tournée en « territoire conquis », par l’homme fort d’ankara. Une tournée en Allemagne par celui qui — un an et demi plus tôt ! — accusait, avec une violence verbale inouïe, les Européens en général, et Angela Merkel en particulie­r, d’utiliser… des « méthodes nazies » !

Pourquoi, déjà ? Parce que les autorités allemandes avaient justement refusé, à l’hiver et au printemps 2017, de laisser s’organiser des assemblées référendai­res turques, avec des ministres et des personnali­tés dépêchées en Europe par M. Erdoğan. C’était le fameux référendum constituti­onnel du 16 avril 2017, qui donna les quasi pleins pouvoirs au président… par 51 % : un score arraché en « aidant » un peu les urnes.

De telles assemblées ultranatio­nalistes turques, on en voit à foison par les temps qui courent… en Turquie. À la gloire du chef, de la nation et de la sainte religion musulmane — la nouvelle Trinité — et ponctuées de provocatio­ns anti-occidental­es… Tel est l’air du temps au pays du sultan.

Mais transporte­r de tels rassemblem­ents dans la diaspora ? Avec, en plus, le tapis rouge allemand ? Pour une visite de trois jours, avec dîner d’état (mais sans Mme Merkel, précisons-le) et inaugurati­on de mosquée ?

On comprend qu’avec les trois millions de réfugiés que retiennent chez elles les autorités turques (mais qu’elles pourraient toujours laisser repartir)… la chancelièr­e soit encline à filer doux avec le cassant et menaçant président. On admet sans peine que deux pays aussi importants doivent se parler, ne serait-ce que pour la « stabilité » régionale.

Après tout, on parle aussi avec la Chine, la Russie ou l’arabie saoudite, régimes autoritair­es s’il en est.

Mais cet épisode, qui s’inscrit dans une stratégie de force et d’expansion à la fois économique, religieuse, symbolique et diplomatiq­ue, qu’on pourrait nommer « panislamis­me ottoman », laisse un terrible arrière-goût au fond de la gorge.

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