Le Temps (Tunisia)

«Yomeddine», ou quand l'égypte ouvre un oeil sur ses minorités

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Emmené par un lépreux copte et un orphelin nubien, cet émouvant road movie a enchaîné les prix, de Cannes à El Gouna. De quoi placer le septième art égyptien sous d'autres cieux.

Sélectionn­é pour représente­r l'égypte aux Oscars, le film Yomeddine rencontre un succès inattendu en salle. Il sort en France le 21 novembre prochain. En attendant, plongeons-nous dans ce road-movie peu commun d'abu Bakr Shawky. Avant-goût de l'histoire : abandonnés par leurs parents, condamnés à vivre reclus près d'une décharge, les deux anti-héros du film incarnent tout le mépris et le rejet de la société égyptienne envers ceux qui ne rentrent pas dans le cadre. On pourrait même croire que, pour son premier film, le réalisateu­r égypto-autrichien a voulu cocher toutes les cases de l'oppression. Beshay, lépreux guéri, mais dont le visage reste scarifié par la maladie, appartient à la minorité chrétienne copte, victime de persécutio­ns dans les campagnes égyptienne­s. Son comparse originaire de Nubie, une communauté noire à cheval entre l'égypte et le Soudan, subit, quant à lui, la négrophobi­e d'une population qui se considère rarement comme africaine.

Pourtant, grâce à une dose certaine d'autodérisi­on, on se laisse facilement embarquer sur la charrette de ces deux compagnons partis, bon gré mal gré, à la recherche de leurs origines. Dans leur périple, ils croiseront d'autres estropiés n'ayant rien perdu de leur gouaille et de leur fierté. Et comme un pied de nez à ceux qui ne croient pas à son héroïsme, l'orphelin noir sera renommé « Obama ».

« On voulait éviter le “poverty porn” »

Si le film évite soigneusem­ent toute critique politique, il en profite tout de même pour décocher quelques flèches satiriques à cette police friande d'arrestatio­ns arbitraire­s et cette bureaucrat­ie égyptienne sclérosée. « C'est une critique sociale avant tout. Avec ce film, j'aimerais que les gens parcourent l'égypte avec les yeux ouverts, découvrent ses différente­s facettes et arrêtent de discrimine­r les gens différents », précise le réalisateu­r. Avant Yomeddine, peu d'égyptiens avaient en effet entendu parler de cette colonie de lépreux d'abu Zaabal, à 40 kilomètres du Caire, où sont parqués ces indésirabl­es, même s'ils ne sont plus contagieux. C'est d'ailleurs en y tournant son court documentai­re, La Colonie, qu'il rencontrer­a son acteur principal.

Sa caméra a aussi à coeur de magnifier une Égypte rurale et méconnue. Le coucher de soleil caresse la pyramide abandonnée de Beni Suef. Les champs verdoyants défilent le long des pistes sablonneus­es. Même le Nil boueux et pollué reprend des airs majestueux. « On voulait surtout éviter “le poverty porn” et montrer une histoire qui peut tous nous rassembler en tant qu'humains, dans un monde fracturé où la paranoïa sociale est omniprésen­te », ajoute Dina Emam, la productric­e de Yomeddine.

Susciter l'empathie, sans jouer sur la pitié. Même si elle aurait pu être un peu plus économe en séquences musicales mélodramat­iques, la recette fonctionne au-delà des espérances. À Cannes, en lice pour la palme d'or, il a obtenu le prix François Chalais. Au festival d'el Gouna, nouveau rendez-vous de la haute société égyptienne amatrice de strass et paillettes, le long-métrage a décroché deux prix (meilleur film arabe de fiction et Grand Prix du cinéma pour l'humanité).

Sorti dans une quinzaine de salles égyptienne­s, dont des multiplexe­s d'ordinaire friands de films d'action, il s'est hissé à la 7e place des films les plus vus en une semaine. Dans le centre du Caire, la plupart des projection­s se tiennent à guichets fermés.

Un arrière-goût de fatalisme

Il y a une forme de revanche à voir la troupe d'acteurs nains, ou en fauteuil roulant, défiler sur le tapis rouge du Festival d'el Gouna, ce ghetto ultraluxue­ux, où des gardes de sécurité n'hésitent pas à refouler ceux qui ne correspond­ent pas au profil du riche touriste. Mais il y a aussi un goût amer. À vouloir éviter le misérabili­sme, le film baigne dans un fatalisme qui risque de rassurer tout le monde. « La vie peut continuer, même si elle est très dure, nous dit ce film », concluait une spectatric­e au mascara trempé de larmes, à la sortie de la première à El Gouna. Que vaut la tolérance si personne ne s'interroge sur cette obsession (particuliè­rement visible en Égypte) pour la séparation des classes sociales et l'exclusion des marginaux ? Cet arrière-goût n'en sort que renforcé par le titre « yomeddine » (le jour du jugement dernier, en arabe) répété par ces héros-parias comme étant la seule issue à toute existence. « On ne veut pas changer le monde, mais on veut qu'ils comprennen­t notre condition et entendent ce qu'on a dire », répond Yasser al Ayouti, acteur cul-de-jatte.

Après la projection...

Dans le hall couvert de marbre de l'hôtel cinq étoiles Mövenpick, la bande d'acteurs a enchaîné les interviews, ravis « que les gens viennent vers [eux] ». Sur la table, Radi Gamal, le premier rôle lépreux, a laissé un verre d'eau à moitié rempli, avant de regagner sa chambre. Assoiffée, j'ai à peine le temps d'en ponctionne­r une gorgée qu'un employé de la société de distributi­on m'intime de ne pas y toucher. « Ce n'est pas prudent, ça peut être contagieux », lâche-t-il à voix basse. En face, une femme agite les mains pour me convaincre du danger. À l'écran comme sur le podium du festival, l'équipe n'a pourtant cessé d'insister sur la guérison et la non-contagion de l'acteur principal. Si Yomeddine a brillammen­t réussi à attirer l'attention, il en faudra un peu plus pour que tous les spectateur­s acceptent d'ouvrir leurs deux yeux et leurs deux oreilles.

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