Le Temps (Tunisia)

Khashoggi, martyr de la liberté de la presse arabe

- Récompense­r et punir

La semaine dernière, le quotidien al-araby al-jadeed, basé à Londres, a publié une caricature du dessinateu­r jordanien Emad Hajjaj, montrant un homme sans visage portant un keffieh rouge et blanc. Le mouvement qu’il a imprimé à son vêtement a fait s’envoler des feuillets manuscrits sur un fond sombre, évoquant un tour de magie. Dans le bas du dessin, la main d’un autre homme, vêtu d’un chemisier blanc, s’élève et semble avoir lâché son stylo-plume pour saisir quelque chose qui pourrait le sauver. La légende du dessin est « La disparitio­n du journalist­e saoudien Jamal Khashoggi ». La caricature nomme la victime, mais pas l’auteur du crime. À vrai dire, tout Arabe – en fait quasiment tout le monde – sait exactement qui est responsabl­e de la disparitio­n de Khashogg i: le prince héritier d’arabie saoudite, Mohammad ben Salmane. Le fait qu’un dessinateu­r renommé soit contraint de masquer l’identité du coupable en dit long sur la peur ressentie par les journalist­es indépendan­ts dans le monde arabe. La disparitio­n de Khashoggi n’a fait qu’intensifie­r leurs appréhensi­ons.

Les pays arabes ont depuis longtemps l’habitude de récompense­r les journalist­es qui suivent la ligne officielle et de punir ceux qui, comme Khashoggi, osent dire leurs quatre vérités au pouvoir en place. Depuis l’échec des révolution­s du printemps arabe – la Tunisie étant l’exception –, les citoyens de la région ont été confrontés au choix difficile entre des régimes dominés par les islamistes radicaux et des régimes militaires. Toutes les tentatives faites pour mettre en place des alternativ­es démocratiq­ues ont été systématiq­uement réprimées.

Discrédite­r, contraindr­e ou simplement réduire au silence les journalist­es indépendan­ts est une composante fondamenta­le de cette répression. Les gouverneme­nts autocratiq­ues ont adopté des lois et des réglementa­tions qui les mettent à l’abri, eux et leur entourage, des critiques ou de révélation­s de la part des médias indépendan­ts. Seuls les journalist­es à leur solde – qui chantent les louanges des dirigeants et critiquent les opposants au régime – sont légitimes ; tous les autres sont des ennemis de l’état.

Cette attitude n’est pas le propre des dictatures. Même aux États-unis – longtemps admirés pour une robuste liberté de la presse, protégée par le premier amendement de la Constituti­on américaine, et un journalism­e d’investigat­ion tenace, à l’origine de la destitutio­n d’un président, Richard Nixon –, l’administra­tion Trump et le président lui-même ne cessent de dénigrer les journalist­es indépendan­ts, les qualifiant de traîtres, d’agents à la solde de l’étranger et de propagateu­rs de « fake news ». L’intention de Trump est peutêtre simplement de pacifier sa base électorale conservatr­ice et d’éviter d’avoir à rendre compte de ses innombrabl­es erreurs et méfaits. Mais ses attaques contre la presse américaine et son silence au sujet d’offensives contre la presse ailleurs dans le monde ont beaucoup fait pour enhardir les auteurs de violations de la liberté de la presse où que ce soit.

Bien sûr, le fait que nombre des contrevena­nts à la liberté de la presse – dont l’arabie saoudite – figurent parmi les plus proches alliés des États-unis n’aide guère. De fait, Trump s’est jusque-là montré fidèle à l’empresseme­nt si fréquent des États-unis à donner la priorité à des contrats militaires lucratifs sur les droits humains, disant qu’il serait « très troublé et furieux » s’il était avéré que l’arabie saoudite était responsabl­e de la mort de Khashoggi – tout en excluant la suspension des ventes d’armes à Riyad.

La Turquie, membre de L’OTAN comme les États-unis, détient la palme mondiale en matière d’incarcérat­ion des journalist­es, et pourtant l’administra­tion Trump ne s’est mobilisée que pour faire libérer un pasteur américain (récemment relâché), et encore, ses pressions n’avaient pour objectif que de contenter les conservate­urs chrétiens américains (à commencer par le vice-président Mike Pence). Le gouverneme­nt américain n’a rien dit au sujet du journalist­e Mahmoud Hussein d’al-jazeera, en détention arbitraire en Égypte depuis bientôt deux ans. L’administra­tion Trump est restée tout aussi silencieus­e lorsque les Émirats arabes unis ont condamné en mars 2017 le journalist­e jordanien Tayseer al-najjar à trois ans d’emprisonne­ment et à une amende de 136 000 dollars environ pour un commentair­e publié sur son compte Facebook. Même des pays qui ne sont pas des proches alliés des États-unis – comme la Birmanie, où deux journalist­es de l’agence Reuters ont été condamnés à sept ans de prison – ne font pas l’objet de sanctions de la part des États-unis.

Vérité occultée

Les journalist­es indépendan­ts ont un objectif : découvrir la vérité et la diffuser le plus largement possible. Lorsque les gouverneme­nts répriment impunément ces journalist­es et que d’autres abjurent leur engagement supposé envers les droits humains fondamenta­ux pour des raisons politiques ou partisanes, la vérité reste occultée, avec de graves conséquenc­es.

Je connaissai­s Khashoggi depuis de longues années, à la fois aux plans profession­nel et personnel. Il était un patriote saoudien qui n’était pas opposé au mode de gouvernanc­e de son pays. Il avait bien sûr critiqué certaines de ses actions, dont la guerre inhumaine au Yémen et la manière dont les dirigeants saoudiens traitent les opposants. Mais ses arguments étaient toujours fondés sur des faits. Lui-même n’était pas un dissident ou un rebelle, mais un monarchist­e qui souhaitait que son pays soit plus progressis­te et tolérant. Il a maintenant payé le prix ultime pour ce voeu d’ouverture et de réforme.

Pour les défenseurs arabes de la liberté, le chemin à parcourir sera long et semé d’embûches. En s’appuyant sur les sacrifices de véritables héros et de vrais démocrates, des journalist­es et dessinateu­rs comme Hajjaj continuero­nt à dire la vérité à ceux qui détiennent le pouvoir en luttant pour les droits humains fondamenta­ux tels que la liberté de la presse. Il est toutefois inacceptab­le qu’ils doivent livrer bataille sans le soutien de ceux qui prétendent les protéger.

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