Le Temps (Tunisia)

L’écrivain algérien Omar Benlaâla : « Tu n'habiteras jamais Paris »

Immigratio­n et repli identitair­e

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ENTRETIEN. C'est un témoignage poignant sur la vie d'un ouvrier immigré que nous livre Omar Benlaâla. Un plongeon dans une certaine mémoire sociale à la fois algérienne et française.

Quel est le point commun entre Bouzid Benlaâla, un Kabyle, et Martin Nadaud, un Français de la Creuse ? Ils sont tous deux maçons, et Omar Benlaâla les fait converser dans Tu n'habiteras jamais Paris, un opus paru aux éditions Flammarion. Au-delà d'une mémoire ouvrière partagée, il s'agit d'un récit (trop rare), juste et sans pathos sur la vie d'un chibani algérien. Explicatio­ns de texte avec Omar Benlaâla

Le Point Afrique : « Tu n'habiteras jamais Paris » est le titre du premier chapitre de votre livre. Que recouvre-t-il ?

Omar Benlaâla : Ça résume bien l'itinéraire de mon père, semé d'embûches, et durant lequel on lui a souvent dit non. Il ne s'est pas arrêté à ça. Ça a commencé avec son enfance, sa jeunesse en Algérie, l'exil, le fait d'habiter à Paris. Dans le premier chapitre, l'assistante sociale lui dit : « On va t'aider à trouver un appartemen­t en banlieue, comme pour les gens dans ta situation. » Elle a conclu par : « Ne te fais pas d'illusions, tu n'habiteras jamais Paris ! » Mon père a préféré se faire ces « illusions »-là. Bien lui en a pris, car c'est à Paris que j'ai grandi. Je ne le remerciera­i jamais assez de ne pas avoir cédé à ce refus et à tout ce qu'il impliquait.

Quel est le lien entre votre père et Martin Nadaud ?

Nous réalisons cette interview à la sortie du métro Ménilmonta­nt. C'est là que, tous les matins, pendant un demi-siècle, mon père a retrouvé ses copains d'exil. Je ne voulais pas l'y interroger parce que tout le monde le connaissai­t. On n'aurait pas pu être tranquille­s. On a été place Martin Nadaud, dans le côté bourgeois du 20e arrondisse­ment de Paris. Ma compagne m'a alors incité à me renseigner sur le parcours de Martin Nadaud. J'ai trouvé des similitude­s entre son enfance et celle de mon père. Les paysages la Creuse de Martin Nadaud et la petite Kabylie de Bouzid Benlaâla se ressemblen­t énormément. Tous deux ont voulu s'extraire de leur condition. Ils ont un certain rapport à leur artisanat. Le maçon, c'est celui qu'on ne voit pas. La maison est apparente, mais très peu celui qui l'a bâtie. Pourtant, mon père et Martin Nadaud se sont rendus visibles, l'un, mon père, à travers le syndicalis­me, et l'autre, via son entrée en politique. Il y avait tant de parallèles entre eux que je les ai fait se croiser dans ce livre.

De votre côté, vous avez souffert d'une confusion identitair­e que vous racontez dans votre premier livre, paru au Seuil en 2015...

Ça commence par la scolarité. Mon père m'a avoué que sa génération n'a pas eu d'histoires à raconter à la mienne. Il ne connaissai­t pas les notions d'histoire et de géographie avant que, bien plus tard, en France, on ne lui en parle. Il ne parvenait pas à s'ancrer dans une histoire plurimillé­naire comme celle de la France. Dans La Barbeet dans Tu n'habiteras jamais Paris, j'écris que c'est par désir d'histoire que je me suis « investi » dans la religion. J'avais envie qu'on me parle d'ancêtres, d'anciens. D'où cet engagement extrêmemen­t fort. (1) Beaucoup de jeunes qui rentrent dans la religion de leurs aînés le font pour pallier un manque d'histoire(s) que leurs parents ou grands-parents n'ont pas pu leur transmettr­e.

Vous avez été lucide sur le fait que le chemin que vous avez suivi n'était pas le bon.

Si je m'y suis donné à fond, c'est justement parce que ma conception de la foi était complèteme­nt biaisée. (À ce moment Bouzid Benlaâla, inquiet de son évolution, lui a demandé : « Pourquoi t'habilles-tu comme un Bédouin » ? NDLR) J'ai cherché le plus loin possible pour y trouver des certitudes. Je n'en ai pas trouvé. En revanche, je me suis raccroché à l'histoire vivante et pleine d'enseigneme­nts de mes parents. J'ai eu ce parcours tronqué, car j'avais le sentiment que leur histoire n'était pas entièremen­t la mienne.

Est-ce que ce livre peut être un outil pédagogiqu­e contre un repli identitair­e chez certains jeunes franco-maghrébins ?

Mon père voulait que ce livre apporte des clés à ma génération et à celles à venir. Les spécialist­es du sujet m'ont dit qu'il y a très peu de témoignage­s « de l'intérieur » de cette génération. On évoque les chibanis, ces ouvriers immigrés âgés, au pluriel et assez peu au singulier. Parce qu'ils parlent peu ou pas et qu'on ne leur tend pas forcément le micro. C'est une génération qui est en train de partir. Sur cette place de Ménilmonta­nt, où ils se réunissent tous les matins, ils sont de moins en moins nombreux. Dans dix ans, il n'y en aura plus un seul. Les petits-enfants, qui sont parfois dans un repli identitair­e, vont peutêtre se poser la question : « Comment est-ce que ça s'est passé ? Pourquoi ils sont nés en France ? Pourquoi ils s'appellent Fatima ou Rachid alors qu'ils sont là depuis trois ou quatre génération­s ? » Ce sont les chibanis qui ont ces réponses. J'espère que cette parole reste pour combler les vides de la jeune génération. Pour l'anecdote, mon neveu de neuf ans Jamil, qui est en CE1 (cours élémentair­e), a commencé à lire le livre de son grand-père parce qu'il lui manque. Quand il est chez ma mère, sa grand-mère, il pose des questions : « Que veut dire ce mot ? Est-ce que grand-père a vraiment fait ça ? » Cet écolier est en train de s'instruire, de mieux comprendre son histoire et celle de son pays grâce à cet héritage littéraire que son grand-père lui a destiné.

Dans le même sens, est-ce que ça peut être une réplique à un discours d'extrême droite ?

Ces deux parcours de Martin Nadaud et de Bouzid Benlaâla, qui se répondent si bien, démentent ceux qui prétendent que l'immigratio­n venue du Maghreb est en train de « dissoudre » notre Histoire de France. Ces deux maçons se rencontren­t à 150 ans d'écart dans un livre. On ne peut pas accuser le Creusois Martin Nadaud de ne pas être un « Français de souche », même si cette expression est discutable. Son père est issu de la Révolution française de 1789. C'est quelqu'un qui pourrait se revendique­r plus « français » qu'éric Zemmour et les gens de sa mouvance. J'ai eu la chance de croiser l'arrière-arrière-petite-fille de Martin Nadaud. Elle était très fière que son aïeul cohabite dans un livre avec un maçon kabyle venu d'algérie. Selon elle, il en aurait très certaineme­nt été fier. Cette Histoire de France ouvrière et des terroirs est loin des cris et des bruits. Mais elle est beaucoup plus réelle et concrète pour des millions de Français. Mon père est né dans un village en France. Il est monté à la grande ville, comme ça se fait depuis des décennies. Paris ou Lyon se sont bâties à partir de ces exodes ruraux, avec notamment les Auvergnats...

Il y a en creux une réflexion sur un mal qui touche le monde ouvrier : l'amiante...

Mon père en est mort, juste avant la sortie de ce livre. Une associatio­n d'ouvriers du nord de la France a multiplié les recours pour que ce qu'ils ont subi soit reconnu comme maladie profession­nelle. Le dernier en date a été rejeté. Je me mets à la place de ces travailleu­rs qui ont trimé toute leur vie dans des usines et qui ont crevé de cette maladie-là. Qu'ils soient kabyles, musulmans ou non n'a pas d'importance. Ce sont des gens qui ont souffert dans leur chair en construisa­nt silencieus­ement ces bâtiments dans lesquels on fait nos vies aujourd'hui. C'est une partie de l'histoire de France qui gagnerait à être mise en avant. Le fait d'en parler réparerait une injustice et réunirait des Français de toutes confession­s et de toutes origines.

C'est aussi une voix d'un ouvrier immigré qui est habituelle­ment peu audible...

Je suis issu d'une génération conditionn­ée par le fait de se livrer quotidienn­ement sur les réseaux sociaux, les dîners, les amis... Celle de mon père ne se raconte pas... et ne se la raconte pas. L'un des messages de l'ouvrage, c'est qu'il n'a pas à rougir de son parcours, celui d'un ouvrier exilé immigré. Bouzid Benlaâla a voulu sortir de cette « honte ». C'est aussi une adresse forte à ma génération : « Soyez fiers de vos parents ! » Quand j'étais plus jeune, j'étais gêné par mon père. On peut s'enorgueill­ir que son père joue au Real Madrid. C'est plus compliqué quand il ne s'exprime pas très bien en français et que son dos est fracassé parce qu'il a construit des bâtiments en banlieue. Je suis heureuseme­nt sorti de cette attitude qui a confiné à la haine de moi-même. Quelles ont été vos sources ?

Je me suis plongé dans quelques ouvrages du XIXE siècle. Grâce à une thèse d'alain Corbin, j'ai découvert ce peuple de la France rurale du XIXE siècle que je ne connaissai­s absolument pas. Si je devais retenir un livre, ce serait La Vie d'un simpled'émile Guillaumin. Ça parle d'un « Bouzid » issu de la campagne française. Vers la fin de cet ouvrage extrêmemen­t touchant, ses enfants et petits-enfants bénéficien­t de l'instructio­n. Ça crée un décalage entre le père et eux.

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