Les «stars du rap» pour en finir avec la culture
Pour deux soirées successives, mercredi 4 et jeudi 5 septembre, le Théâtre antique de Carthage accueillera les “stars du rap” pour une “Urban Fest” qui, sous couvert, de contemporain, tourne le dos aux valeurs même de culture. Une surprenante auto-dérision qui va clôturer cette session 2019 sur une note bien particulière.
Oui, les stars du rap sont en droit de s’exprimer et investir toutes les scènes, y compris celles de Carthage qui n’est plus aussi prestigieuse qu’on voudrait nous le faire croire. Oui, les créateurs sont totalement libres d’exprimer leur art de la manière qu’ils le désirent, y compris avec un lexique choisi dans le scabreux et l’outrancier les plus élémentaires. Oui, les plus hauts responsables de l’etat ont le droit absolu, surtout en campagne électorale, de s’exhiber là où ils le jugent utile, car n’est-ce pas, une voix est toujours une voix. Et, oui aussi, tout cela est quelque peu équivoque pour ne pas dire malsain et incongru.
Non, le ministère des Affaires culturelles n’est pas l’autorité la plus légitime pour patronner ce genre de concerts qui fleurent dérisoirement les connivences. Non, Carthage n’est pas le lieu le plus indiqué pour une célébration de ce type pour laquelle un stade aurait été plus adéquat ou bien la Coupole d’el Menzah, malgré la saison. Non, les rappeurs ne sauraient être pris en otage par de pseudo-politiques culturelles et, vous verrez, qu’ils diront tout ce qu’ils pensent de l’establishment lorsqu’ils seront sur scène. Et, non aussi, tout cela n’a à voir ni avec la culture ni avec la liberté d’expression que d’aucuns invoqueront pour récupérer les bénéfices politiques de ce concert.
Pirouettes, pilules amères et patates chaudes
La pirouette ne convainc personne et n’est pas rassurante. En effet, pour nous faire prendre des canards sauvages pour les enfants du bon dieu, les organisateurs ont placé cette soirée hors-programme du festival, alors qu’elle en fait partie intégrante, que les mêmes équipes sont mobilisées et qu’elle constitue l’épilogue de la session 2019 du Festival international de Carthage. Pour faire passer cette pilule amère, on s’est défaussé sur cet ovni nommé “établissement national pour la promotion des festivals” devenu, par un coup de baguette magique, l’organisateur de ces deux soirées. Aussi grave, la notion même de “Carthage Urban Fest” qui chapeaute ces deux soirées de rap a été lamentablement dévoyée, vidée de son sens et de ses ambitions. Pour mémoire, cette Urban Fest avait été lancée il y a quatre ans par Karim Bouzouita, dans le cadre du Festival de Carthage et avait une toute autre tenue.
Voici donc des poupées russes qui s’emboîtent et qui, comme pour se renvoyer une patate chaude, occultent que ces deux soirées rap sont en fait organisées par le Festival international de Carthage sous couvert du ministère des Affaires culturelles qui, avec cette nouvelle déconfiture de la culture sur sa scène la plus historiquement emblématique, donne un coup de poignard dans le dos des publics culturels. De Saber Rebai aux rappeurs, les maigres budgets de la culture continuent à alimenter les réseaux du show-business, ne laissant que la part congrue aux acteurs les plus lucides de la création contemporaine. A savoir quels imprésarios bénéficieront de cette nouvelle manne et à savoir aussi quels créateurs en difficulté subiront les conséquences de ces dérives budgétaires. A tout seigneur tout honneur, j’imagine que désormais, Fadhel Jaziri, après “Nouba” et “Hadhra”, s’apprête lui aussi à incorporer le rap dans une de ses créations qui donnent à consommer en tant que spectacle les cultures de rupture ou les expressions de la tradition. Cela serait loin d’être surprenant et les prochaines éditions des festivals nous le montreront probablement.
Les rappeurs sont représentatifs de mille et une résistances
En attendant, et pour que la clarté soit de mise, les rappeurs constituent un prolongement des expressions culturelles actuelles et nul ne saurait les censurer. Ils sont un peu à l’image des artistes du mezoued, longtemps maudits, reconnus par les uns et bannis par les autres. Ils sont les bienvenus sur toutes les scènes. Ce qui choque ici, c’est la manière dont le Festival de Carthage se défile de sa responsabilité dans l’organisation de ce concert que l’on ne voudrait pas pleinement assumer. A mon humble avis, rien ne sert de se défiler et éluder sa responsabilité. C’est pour ces malheureux jeux d’équilibristes que ces deux soirées prennent le goût amer d’une flèche du Parthe qui fuse, comme pour en finir avec la notion même de culture. Pleinement intégrés dans notre culture populaire actuelle, porteurs de modernité et de ruptures, représentatifs de mille et unes résistances, les rappeurs sont des acteurs incontournables du mouvement culturel tel que nous le vivons aujourd’hui.
Dès lors, fallait-il les programmer comme en catimini ou bien fallait-il plutôt assumer ce choix qui, pris dans sa logique propre, aurait honoré les organisateurs du festival et le département de tutelle. C’est ce flou qui est gênant, cette indécision qui consiste à faire, laisser faire et se cacher derrière les écrans de fumée. En attendant, un débat sur la place du rap dans les expressions musicales actuelles devrait voir le jour pour extraire de sa gangue sulfureuse cet art à part entière. La prestation d’une quinzaine de rappeurs sur la scène de Carthage permettra de découvrir ou revoir Kafon, Samara, Master Sina ou El Castro et d’autres. Les deux concerts auront lieu mercredi 4 et samedi 5 septembre à 21h. Notons que ces deux soirées étaient prévues antérieurement en août mais avaient été décalées à cause de la pluie.