« La culture est un secteur stratégique et cela fait plus de 40 ans qu’on est en train de former des générations incultes »
Mokhtar Rassaâ, directeur du de Carthage, au Temps : Festival international
• « L’abandon des maisons de culture est un crime contre les jeunes générations et contre la culture. »
• « Les entrées gratuites : Il faut une volonté administrative et politique pour y remédier »
• « Je souhaite que les citoyens tunisiens réfléchissent avant de voter parce qu’ils seront les seuls responsables » Lors d’une interview accordée au journal «Le Temps», le directeur du FIC 55 a déclaré que le bilan de cette année est positif en dépit des conditions peu favorables au succès. Mokhtar Rassaâ a également évoqué beaucoup de points saillants à voir ou à revoir dans la politique culturelle du pays.
Le Temps : Quel bilan tirez- vous du Festival international de Carthage ? Mokhtar Rassaa :
D’après ce qu’on laisse entendre le bilan est positif et ceci grâce au programme que j’ai proposé. Au vu des conditions actuelles matérielles et logistiques, c’est une session positive et en tout cas on n’aurait pas pu mieux faire.
Est-ce que vous pensez que le Festival international de Carthage est réellement déficitaire, malgré les entrées de cette année ?
Les festivals ne sont pas faits pour que l’etat gagne de l’argent, et plus on réduit la marge de déficit, mieux c’est. Depuis très longtemps le festival de Carthage accuse un déficit d’abord parce qu’il y a beaucoup de monde qui travaillent là dedans, ensuite il y a le glissement de dinars par rapport aux monnaies étrangères et parce que la subvention a été diminuée de 400 mille dinars depuis 2017. Tout cela fait qu’on ne prétend pas faire de bénéfices… Si on parvient à trouver un équilibre entre les dépenses et le revenu, c’est une bonne chose…
Que représentent les entrées gratuites par rapport au total des entrées ?
Les entrées gratuites représentent un phénomène qu’il faut vraiment organiser. Les entrées gratuites représentent à peu près 40 pour cent et même plus du total des entrées… ce qui n’est pas normal..
‘’Les entrées gratuites’’ est une pratique très ancienne entrée dans les habitudes des organisateurs mais n’est pas appréciable. Il est normal que la presse mandatée ait accès au festival gratuitement, les sponsors qui aident le festival matériellement et financièrement aussi ... Mais distribuer à tour de bras des invitations n’est pas normal, du moins pas plus que nous n’avons de chaises… C’est un système qui fonctionne depuis très longtemps, je n’incrimine personne mais si on veut vraiment changer les choses, il faut une volonté politique et administrative. Il faut aussi laisser une marge de manoeuvre assez large au directeur du festival qui n’a plus cette latitude depuis très longtemps pour agir dans ce sens.
Seriez-vous le prochain directeur du FIC 56 ?
Non, ça ne m’intéresse pas outre mesure s’il s’agit de travailler dans les conditions actuelles. Et puis « Wait and See » il va y avoir un changement puisque nous sommes en pleine période électorale, des élections présidentielles et législatives …
Selon vous, les festivals proposés par le ministère doivent-ils encourager la créativité ou le divertissement ?
Certainement la qualité et la créativité. Sauf que les festivals sont une sorte de fête que les gens attendent surtout pendant l’été pour se divertir. Les nouvelles créations de qualité sont aussi les bienvenues.
Qu’en est-il du Festival de la médina ?
J’ai quitté le Festival de la médina pour des raisons politiques que je ne connais pas. Et je ne veux plus en parler ni y revenir
Seriez-vous en mesure de nous parler de la politique culturelle du ministère ?
La politique culturelle généralement est tracée par le gouvernement. Je ne l’ai jamais vu dans les gouvernements qui se sont succédé jusqu’à maintenant… On sait pertinemment que du temps de Bourguiba la politique culturelle était pour ancrer les idées de progrès et la pensée moderniste et que depuis, la culture sous Ben Ali, était en faveur de la culture du divertissement. Avec la révolution on a continué sur cette lancée sans pour autant chercher à tracer un schéma de direction culturelle en commençant par évaluer ce qui a été fait.
La culture est au service d’un projet de société et elle doit reposer sur des institutions bien solides pour le concrétiser. Beaucoup d’institutions culturelles manquent de moyens et de vision claire pour définir les grandes lignes de ce projet sociétal : quelle Tunisie nous voulons ? Sommes-nous pour une Tunisie éclairée et progressiste et dans ce cas il faut tracer une stratégie, ou favorisons-nous la culture du divertissement uniquement en saupoudrant les moyens financiers sur plusieurs institutions, chose qui ne donne en fin de compte aucun résultat ?
Croyez-vous que la Cité de la culture concurrence les autres espaces culturels ?
La cité de la culture est un grand acquis, depuis des années on n’avait pas vraiment une place pour la culture à part quelques lieux à l’exemple du théâtre municipal ou quelques petites salles.
Il est indéniable que ce prestigieux espace a changé le paysage culturel et il faut en faire bon usage.
Les maisons de culture ont joué un rôle important auparavant, qu’en est-il aujourd’hui ?
Les maisons de culture ont joué un rôle très important au lendemain de l’indépendance et ont été abandonnées pour des contraintes budgétaires ce que je trouve complètement aberrant. C’est la raison pour laquelle la jeunesse a été attirée vers les mosquées par des farfelus de salafistes ou par l’islam politique. Je trouve que les maisons de culture ont toujours un rôle important à jouer et pour ce faire il faut faire appel à des compétences pour la formation, l’animation et l’encadrement des jeunes en vue de les attirer vers la culture. Les maisons de culture ont été abandonnées depuis les années 60 parce qu’il n’y avait ni de budget ni de compétences. Je ne le dirais pas assez, la culture est un secteur stratégique et cela fait plus de 40 ans qu’on est en train de former des générations incultes. Cela est dû d’abord aux lacunes du système de l’enseignement. Depuis les années 70 on a commencé à former des générations qui n’ont pas une bonne formation académique et pas suffisamment de culture.
La culture peut-elle être présente davantage dans les régions reculées du pays ?
J’imagine que les gens se flouent dans les régions reculées. Il faut d’abord qu’il y ait des espaces culturels décents pour que les conférenciers à titre d’exemple peuvent s’y rendre. Les films doivent être projetés dans des salles bien aménagées. Idem pour les pièces de théâtre. Nous avons beaucoup de productions culturelles que les gens à l’intérieur du pays doivent regarder.
Comment peut-on récupérer tout cela ?
Pour ma part, je crois dur comme fer que la culture requiert plus que un pour cent du budget de l’etat. L’initiative privée est aussi importante, il faut que les hommes d’affaires, les Tunisiens qui ont les moyens de financer des projets culturels doivent le faire en vue d’aider des générations de jeunes récupérés par les réseaux extrémistes.
Les maisons de culture doivent reprendre la place qui leur sied en tant que centres de rayonnement culturel à l’intérieur du pays et dans les régions les plus reculées.
L’abandon des maisons de culture est un crime contre les jeunes générations et contre la culture.
Avez-vous des projets qui vous tiennent à coeur ?
D’abord je veux bien lire des livres que je n’ai pas eu le temps de m’y plonger à cause de mes nombreuses occupations.
Nous sommes en pleine période électorale, que conseillez-vous aux Tunisiens ?
Je souhaite que les citoyens tunisiens réfléchissent bien avant de voter. Il faut voter intelligent dans l’intérêt du pays et dans l’intérêt de nos concitoyens. Il faut vraiment faire attention car le paysage médiatique est complètement dévoyé. Il n’y a plus d’éthique déontologique de la profession, à quelques rares exceptions. Nous seront donc responsables du rendement de la nouvelle classe politique puisque nous allons la choisir de notre propre gré.