Le Temps (Tunisia)

Flexibilit­é de la loi et indépendan­ce du juge

- Ahmed NEMLAGHI

Décidément l’arrestatio­n de Karoui intervient comme un cheveu dans la soupe juste, à l’ouverture de la période électorale, et ne cesse de donner lieu à divers commentair­es voire à des critiques sur l’inopportun­ité d’une telle arrestatio­n qui a affecté en quelque sorte le processus démocratiq­ue car rappelant des pratiques de l’ancien régime. C’est ce qu’il ressort des différents commentair­es de différents observateu­rs, en Tunisie comme à l’étranger, le dernier en date étant celui d’un député français qui a interrogé à l’hémicycle du palais Bourbon, le premier ministre français à propos de cette arrestatio­n, qualifiant le processus démocratiq­ue en Tunisie d’inquiétant et de curieux en son genre. Certes, il n’a pas à s’immiscer dans nos affaires intérieure­s, mais c’est l’avis d’un observateu­r étranger qui est susceptibl­e de nous interpelle­r et nous appelle à nous interroger sur cette arrestatio­n, qui est ordonnée par la justice. C’est sur le plan juridique qu’on se pose des questions et sur la loi qui a été appliquée ainsi que sur l’intime conviction du juge.

Il faut d’abord faire remarquer qu’il ne s’agit nullement de critiquer ou, loin de nous, de mettre en doute l’intégrité du juge, ou encore de soutenir Karoui, soupçonné de corruption et de blanchimen­t d’argent, ni de l’incriminer tant qu’aucun jugement n’est intervenu à son encontre. Mais c’est surtout sur le plan du droit qu’on se place pour voir les deux faces de la médaille, car la loi est générale et impersonne­lle et elle est de ce fait appliquée de la même façon pour tout le monde. Elle est bien sûr flexible comme l’affirme le doyen Carbonnier, et il entend par là que son applicatio­n par le juge ne doit pas être aveugle, et c’est où intervient l’intime conviction du juge. Celle-ci ne doit pas être cependant entachée de subjectivi­té ou de parti pris.

En ce qui concerne la présomptio­n d’innocence, c’est un principe de droit qui est consacré par la Constituti­on. Chacun est présumé innocent jusqu’à la preuve du contraire. Cela implique que si quelqu’un est accusé d’une infraction quelconque, il n’est sanctionné que lorsque la preuve de sa culpabilit­é est établie de manière tangible et indéniable. C’est la raison pour laquelle, la détention préventive, ordonnée par le juge d’instructio­n, est une procédure exceptionn­elle aux termes de l’article 84 du code de procédure pénale. Ce qui signifie qu’elle est appliquée dans des cas précis, tels que lorsque la libération du mis en cause constitue un danger pour la société, ou lorsque l’accusé ne répond pas de garantie de domicile, et risque de fuir la justice. L’article 85, vient étayer les cas où il est nécessaire de recourir à cette procédure à savoir : «dans les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l'existence de présomptio­ns graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infraction­s, comme une garantie de l'exécution de la peine ou comme un moyen d'assurer la sûreté de l'informatio­n».

Par ailleurs le substitut du procureur général près la Cour d’appel a rejeté, dernièreme­nt, la demande d’autorisati­on d’interviewe­r Karoui, qui lui a été présentée par une chaîne télévisée privée, et consistant à l’interviewe­r depuis le lieu de sa détention. Cependant que d’un autre côté le président de l’instance supérieure indépendan­te pour les élections (ISIE) avait déclaré auparavant qu’il n’y voyait pas d’inconvénie­nt en tant qu’autorité électorale, mais qu’il fallait saisir le juge compétent. Entre l’instance judiciaire et l’instance des élections les avis diffèrent et le sort du candidat balance.

Le ministère de la Justice a de son côté déclaré que l’autorisati­on d’une interview est tributaire de l’accord du directeur de la prison en vertu de la loi relative à l’organisati­on des prisons. Cette loi qui régit les conditions de détention dans les prisons en vue d'assurer l'intégrité physique et morale du détenu, de le préparer à la vie libre et d'aider à sa réinsertio­n. Contient notamment des dispositio­ns sur les droits et les obligation­s des détenus et l'assistance sociale.

Que dit la loi sur ce point ? Elle interdit l’accès aux prisons de toute personne hormis les magistrats et, bien sûr, les avocats et les membres de la famille du détenu, avec un permis de visite préalablem­ent délivré, par les instances compétente­s. Il y a également les gouverneur­s qui sont habilités par la même loi. Cependant celle-ci laisse la latitude au directeur de la prison de prendre la décision idoine, dans certains autres cas.

L’élasticité de la loi est fonction de ses carences et les failles qu’elle comporte, et c’est pour cette raison qu’elle est également le baromètre de la justice et de l’indépendan­ce du juge.

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