Flexibilité de la loi et indépendance du juge
Décidément l’arrestation de Karoui intervient comme un cheveu dans la soupe juste, à l’ouverture de la période électorale, et ne cesse de donner lieu à divers commentaires voire à des critiques sur l’inopportunité d’une telle arrestation qui a affecté en quelque sorte le processus démocratique car rappelant des pratiques de l’ancien régime. C’est ce qu’il ressort des différents commentaires de différents observateurs, en Tunisie comme à l’étranger, le dernier en date étant celui d’un député français qui a interrogé à l’hémicycle du palais Bourbon, le premier ministre français à propos de cette arrestation, qualifiant le processus démocratique en Tunisie d’inquiétant et de curieux en son genre. Certes, il n’a pas à s’immiscer dans nos affaires intérieures, mais c’est l’avis d’un observateur étranger qui est susceptible de nous interpeller et nous appelle à nous interroger sur cette arrestation, qui est ordonnée par la justice. C’est sur le plan juridique qu’on se pose des questions et sur la loi qui a été appliquée ainsi que sur l’intime conviction du juge.
Il faut d’abord faire remarquer qu’il ne s’agit nullement de critiquer ou, loin de nous, de mettre en doute l’intégrité du juge, ou encore de soutenir Karoui, soupçonné de corruption et de blanchiment d’argent, ni de l’incriminer tant qu’aucun jugement n’est intervenu à son encontre. Mais c’est surtout sur le plan du droit qu’on se place pour voir les deux faces de la médaille, car la loi est générale et impersonnelle et elle est de ce fait appliquée de la même façon pour tout le monde. Elle est bien sûr flexible comme l’affirme le doyen Carbonnier, et il entend par là que son application par le juge ne doit pas être aveugle, et c’est où intervient l’intime conviction du juge. Celle-ci ne doit pas être cependant entachée de subjectivité ou de parti pris.
En ce qui concerne la présomption d’innocence, c’est un principe de droit qui est consacré par la Constitution. Chacun est présumé innocent jusqu’à la preuve du contraire. Cela implique que si quelqu’un est accusé d’une infraction quelconque, il n’est sanctionné que lorsque la preuve de sa culpabilité est établie de manière tangible et indéniable. C’est la raison pour laquelle, la détention préventive, ordonnée par le juge d’instruction, est une procédure exceptionnelle aux termes de l’article 84 du code de procédure pénale. Ce qui signifie qu’elle est appliquée dans des cas précis, tels que lorsque la libération du mis en cause constitue un danger pour la société, ou lorsque l’accusé ne répond pas de garantie de domicile, et risque de fuir la justice. L’article 85, vient étayer les cas où il est nécessaire de recourir à cette procédure à savoir : «dans les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l'existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l'exécution de la peine ou comme un moyen d'assurer la sûreté de l'information».
Par ailleurs le substitut du procureur général près la Cour d’appel a rejeté, dernièrement, la demande d’autorisation d’interviewer Karoui, qui lui a été présentée par une chaîne télévisée privée, et consistant à l’interviewer depuis le lieu de sa détention. Cependant que d’un autre côté le président de l’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) avait déclaré auparavant qu’il n’y voyait pas d’inconvénient en tant qu’autorité électorale, mais qu’il fallait saisir le juge compétent. Entre l’instance judiciaire et l’instance des élections les avis diffèrent et le sort du candidat balance.
Le ministère de la Justice a de son côté déclaré que l’autorisation d’une interview est tributaire de l’accord du directeur de la prison en vertu de la loi relative à l’organisation des prisons. Cette loi qui régit les conditions de détention dans les prisons en vue d'assurer l'intégrité physique et morale du détenu, de le préparer à la vie libre et d'aider à sa réinsertion. Contient notamment des dispositions sur les droits et les obligations des détenus et l'assistance sociale.
Que dit la loi sur ce point ? Elle interdit l’accès aux prisons de toute personne hormis les magistrats et, bien sûr, les avocats et les membres de la famille du détenu, avec un permis de visite préalablement délivré, par les instances compétentes. Il y a également les gouverneurs qui sont habilités par la même loi. Cependant celle-ci laisse la latitude au directeur de la prison de prendre la décision idoine, dans certains autres cas.
L’élasticité de la loi est fonction de ses carences et les failles qu’elle comporte, et c’est pour cette raison qu’elle est également le baromètre de la justice et de l’indépendance du juge.