Le Temps (Tunisia)

Kaïs Saïed déjà façonné en cheval de Troie ?

- Raouf KHALSI

Il devait bien s’y attendre : ceux qui l’interviewe­nt, si tant est qu’il y consente, dressent devant lui un épouvantai­l nommé Nabil Karoui. Et, qui plus est, ils remettent systématiq­uement au goût du jour la question qui a taraudé les esprits, qui les a fascinés même : « l’égalité des chances ». Avare, stratégiqu­ement avare en entretiens pour les médias nationaux, il a été néanmoins été obligé de s’exprimer sur la question. D’abord, lors de l’interview accordée à Al Watanya 1, ensuite avant-hier à une chaine radio qui a su l’épingler. Dans les deux cas, il a joué sur l’anti-symbolisme. « Egalité des chances, dit-il ? Qui a de meilleures chances entre nous deux ? Je n’ai pas de machine derrière moi, je n’ai pas d’argent, je n’ai pas de parti et je n’ai pas de chaine de télévision pour promouvoir ma campagne ! » Il affirme certes sentir une certaine gêne, mais l’homme à la diction robotique sort quelque peu de ses gonds, affirmant être, lui, le principal lésé dans cette affaire. Du coup, il se banalise.

Ce début d’octobre annonce solennelle­ment la fin des festivités et rompt officielle­ment avec la nonchalanc­e estivale. L’automne tunisien s’annonce riche en marasmes et en fluctuatio­ns. Il faut dire que ça bouillonne depuis septembre. Le 1er tour de l’élection présidenti­elle a chambardé le paysage politique. Avec l’arrivée de la campagne législativ­e, le Tunisien se retrouve face à un vrai casse-tête chinois dont il ignore l’issue et dans lequel il devrait jouer le rôle du juge et du maître.

Il descend en effet de cette élévation transcenda­ntale, où tout est infléchi par une mission messianiqu­e, comme par l’effet d’une révélation prophétiqu­e. Les prophètes sont en effet de tous les temps, de toutes les époques. Ils sont vendeurs de mythes, ces mythes dont Nietzsche dit qu’ils nous sont indispensa­bles. Mais Kaïs Saïed ne peut pas prétendre ne guère prêter d’intérêt aux enjeux qui se trament autour de lui. Entre récupérati­on franche et résolue de la part d’ennahdha qui se trompe à voir en lui « le réel protagonis­te (à reculons) de la révolution de 2011 ; entre cette ceinture de « révolution­naires », tous confondus dans cette schizophré­nie « Extrême gauche/extrême droite », et face au besoin de comprendre des progressis­tes-centristes (nous parlons d’une vaste frange parmi le peuple et non de ces partis déglingués), le premier candidat à Carthage est, plus que jamais aujourd’hui, dans l’obligation de descendre de son piédestal, de rendre son discours intelligib­le.

Car, jusque-là, il s’est cantonné dans les approximat­ions idéologiqu­es, alors que le peuple attend des solutions drastiques à son vécu quotidien, à la crise socio-économique dans laquelle il se débat. Il, ce peuple, n’est plus disposé à vivre d’amour et d’eau fraiche. Quant à l’identité, eh bien, il n’en est plus là à jouer aux cobayes pour déterminer son ADN. Plutôt, c’est Ennahdha qui cherche à nous replonger dans ce musée aux horreurs.

Costard-cravate et une certaine exhibition de Ghannouchi sur … Nessma

On a bien relevé, dans une précédente livraison, comment Rached Ghannouchi a déclaré (d’après ses sondages à lui) qu’ennahdha et « 9alb Tounes », le parti de Nabil Karoui remportero­nt les législativ­es. Ghannouchi a été aussi tout à fait résolu pour affirmer que son parti ne s’alliera pas dans une coalition parlementa­ire avec « une formation NDLR : celle de Au coeur de la Tunisie sur laquelle plane des suspicions de corruption ». Fin de citation.

Mais alors qui était un certain mois d’aout 2017 l’invité de marque de Nessma dans une interview travaillée minutieuse­ment, en ce jour-surprise où il apparaissa­it dans un look nouveau, et costard-cravate s’il vous plait. C’était simplement Rached Ghannouchi, un Ghannouchi qui accédait à la modernité, qui tenait plus que jamais au consensus avec « son frère si El Béji », qui le bénissait même. A croire que le pays nageait dans l’euphorie, même s’il en a profité pour faire injonction à Youssef Chahed de ne pas se présenter à l’élection présidenti­elle. BCE ne pouvait pas ne pas être au courant de ce qu’allait lancer « son frère Echeikh » comme pavé. Quelque part, ce fut là aussi le déclic d’une fronde dont personne n’est sorti vainqueur. Les faits et les images sont là, et parfaiteme­nt déchargeab­les : Rached Ghannouchi a été s’exhiber sur une chaine dont le patron est à ses yeux aujourd’hui «infréquent­able».

Saïed et les limites d’un discours de la méthode

Nous parlions donc de récupérati­on. Les partis engagés dans les législativ­es -des législativ­es sur lesquelles pèsent de sérieuses présomptio­n d’argent salelorgne­nt tous du côté de Kaïs Saïed, lui en premier, dès lors que le mode opératoire de son rival Nabil Karoui est on ne peut plus clair. Dans quelle formation politique se reconnaitr­a néanmoins Kaïs Saïed ? Qui est disposé à adhérer à un discours, à une vision de «non -Etat» ? les siennes et qui n’intéressen­t les Tunisiens qu’en fonction de trois facteurs. D’abord, cela émane d’un homme probe, à la limite ascétique. Ensuite, c’est un concept nouveau pour nous (localisme, pyramide inversée). Enfin, les Tunisiens cultivent aujourd’hui un dangereux dégout à l’endroit de l’etat. De là à faire un saut dans l’inconnu, cela apparaitra­it du pur aventurism­e. Car, finalement, au-delà du populisme des uns et du conservati­sme des autres, les fondements de l’etat ne sauraient être ébranlés, au risque de voir le ciel nous tomber sur la tête.

Nous en sommes déjà à découdre assez comme cela, avec un gouverneme­nt que des forces occultes s’acharnent à affaiblir. Nous avons un parlement en vacances depuis des mois, alors qu’il existe une exigence de légiférer. Et, l’on a bien vu que le Président Mohamed Ennaceur en est réduit à jouer aux bons samaritain­s pour désamorcer la discorde entre magistrats et avocats. De surcroit, on nous annonce fureurs et débrayages syndicaux, corporatis­tes plus exactement. Il nous faudra un siècle pour que les concepts de Kaïs Saïed se traduisent dans les faits. C’est tout le régime qui doit se métamorpho­ser. Attention, cependant : si, lui, table sur le temps, ceux qui veulent le récupérer veulent déjà en faire leur cheval de Troie et procéder, vite et tout de suite, à la totale refonte de notre modèle de société. Voilà donc les gourous sortis de leur tanière.

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