Le Temps (Tunisia)

Machine judicaire grippée, processus démocratiq­ue menacé

- Ahmed NEMLAGHI

Le tableau des élections, à trois jours des législativ­es et trois semaines du deuxième tour de la présidenti­elle, est surréalist­e, car, contrairem­ent à celui de Picasso qui invite à l’évolution de la pensée et à la libération de l’esprit, le surréalism­e du tableau électoral met l’électeur en mauvaise posture, en l’acculant à un choix limité entre deux alternativ­es, pour choisir le moins mauvais. C’est à peu près le même écueil devant lequel on s’est trouvé aux précédente­s élections, avec le fameux vote utile, et un parti au pouvoir qui a été ébranlé et effrité, par la suite. Cette fois-ci, les ennuis ont commencé depuis que l’instance supérieure indépendan­te pour les élections (ISIE) a permis à un candidat, trainant un dossier de corruption et de blanchimen­t d’argent, à se porter candidat à la présidenti­elle, pour l’arrêter quelque temps après le déclenchem­ent de la campagne électorale. Dès lors, ont commencé les tergiversa­tions les plus diverses que ce soit concernant la légalité de cette candidatur­e, que l’implicatio­n des magistrats dans les tirailleme­nts politiques, y compris ceux qui ont vu en cela un scénario minutieuse­ment échafaudé par ceux qui cherchent à conquérir le fauteuil de Carthage par tous les moyens, quitte à violer la loi, faisant fi des principes consacrés par la Constituti­on.

La campagne électorale pour le premier tour de la présidenti­elle s’est déroulée, alors que Karoui était derrière les barreaux. Les demandes de libération présentées au juge d’instructio­n, ou à la chambre d’accusation près la Cour d’appel ayant été refusées. En dépit de cela, Karoui est passé au second tour, juste derrière Kaïs Saïed.

Effet de surprise ou pas, le verdict des urnes a tranché, mais cela n’était pas sans poser des problèmes, tant sur le plan juridique que sur le plan social.

Indépendan­ce de la magistratu­re en question

En effet, on est face à un cas sans précédent en Tunisie, à savoir un candidat qui est passé au second tour bien qu’il soit incarcéré et objet de poursuites pour des affaires de corruption et de blanchimen­t d’argent.

La justice persiste à le garder en prison, la dernière décision en date étant celle de la chambre d’accusation qui a rejeté mardi la demande de libération présentée par ses avocats. Une décision qui ne peut être contestée sur le plan légal, le juge ayant le pouvoir de trancher en vertu de son intime conviction, sans dépasser le cadre de la loi, à laquelle il ne peut en aucun cas déroger.

Seulement, et c’est là où réside le dilemme : il y a une conjonctur­e particuliè­re que le juge n’a pas pris en considérat­ion, pour certains, alors que pour d’autres, elle était bel et bien prise en compte dans la position des juges qui ont tour à tour examiné ce dossier et persisté dans leur position qui fera peutêtre jurisprude­nce, pour l’avenir ou constituer­ait une base pour un revirement ultérieure­ment.

Pour certains observateu­rs, il y a des parties qui sont en train de tout faire pour aboutir à l’annulation des élections, après avoir constaté qu’ils sont dépassés et délaissés par les électeurs. Le maintien de Karoui en prison peut justement conduire à l’annulation des élections sur la base de l’absence de l’égalité des chances et ce, dans le cas où Karoui ne remporte pas les élections. L’inégalité des chances, est de nature à mettre l’indépendan­ce du juge sur la sellette, face au manque de transparen­ce de l’opération électorale avec un candidat maintenu en prison.

Jeux pervers

Sur le plan social il y a quand même une certaine amertume de voir que le processus démocratiq­ue est affecté de cette façon, avec une certaine ambiance malsaine face à un manque d’atomes crochus entre les candidats et l’absence de sérénité du climat électoral d’une manière générale.

L’ISIE, quant à elle, le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’a pas su gérer le dossier comme il se doit, en usant des compétence­s qui lui sont conférées par la loi. Car, même si la loi électorale est muette sur la question de candidatur­e de quelqu’un poursuivi par la justice pour suspicion de corruption, elle est en mesure de prendre la décision qui sied, pour une ambiance électorale saine et sereine. D’autant plus qu’une réforme de la loi électorale a été adoptée par l’assemblée des représenta­nts du peuple, et un recours pour inconstitu­tionnalité contre ladite loi a été rejeté par le tribunal administra­tif. Le seul inconvénie­nt c’est qu’il n’y a pas eu promulgati­on de cette loi dans sa nouvelle mouture, le défunt président de la République, Béji Caïd Essebsi, ayant été empêché par la maladie, ou peut-être, avait-il décidé de surseoir à sa promulgati­on.

Sur cette base, L’ISIE aurait pu refuser dès le départ une candidatur­e qui, le moins qu’on puisse dire, était suspectée. Maintenant que les jeux sont faits, L’ISIE s’est retrouvée entre le marteau de la rigidité de la justice et l’enclume de la transparen­ce électorale qui est consolidée par l’égalité des chances entre les candidats. Dès lors qu’elle a accepté sur cette base la candidatur­e de quelqu’un qui est inculpé par la justice pour des infraction­s graves, elle ne peut plus faire marche arrière. Elle est, en vertu des prérogativ­es qui lui sont conférées par la loi, tout à fait habilitée, à surseoir aux élections, voire à leur annulation au motif de l’inégalité des chances.

Elle peut également solliciter un dernier recours, à la justice tendant à demander la libération du candidat en question. D’ailleurs sur cette question même le concurrent de ce dernier, avait déclaré, en connaissan­ce de cause étant un constituti­onnaliste confirmé, qu’il était gêné par cette situation. Le problème peut éclater autrement, si c’est Karoui qui l’emportait au second tour, malgré le fait qu’il demeure en prison, avec des recours que feront les concurrent­s, sur la base de l’inégalité des chances également. Abracadabr­antesque !

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