Le Temps (Tunisia)

La ceinture asphyxiant­e, « le marteau-saïed » et « l’enclume-ghannouchi » !

Le chef du gouverneme­nt vivra sous pression

- Raouf KHALSI

On sait qu’il n’est pas naturellem­ent porté sur la diplomatie, sur les formules mielleuses, simplement parce qu’il n’a pas été formé pour. Un ingénieur au verbe assez souvent un peu trop direct, pas vraiment enclin à l’exercice des négociatio­ns où la règle veut qu’on contente tout le monde sans satisfaire personne. Un peu trop obstiné aussi dans ses choix, comme, par exemple, un certain jour de 2013 quand, à minuit, dans sa voiture, il signait l’adhésion au FMI. C’est son Karma, seraiton tenté de dire. Sauf que, entre le ministre des Finances d’une Troïka qui chavirait et le Chef de gouverneme­nt d’une Tunisie à genoux, il doit, vite, se métamorpho­ser. L’otage de jadis doit se muer en chef de guerre. Il en a donné un avantgoût: « Je suis là pour durer ».

Relents romains dans ce fameux cri de guerre : « vini, vidi,vici », il veut donner l’impression de ne rien craindre, d’être prêt au combat, même s’il s’est arrangé d’édulcorer le tout à coups de voeux pieux. Les urgences sont celles de toujours. Son équipe, malgré les tirailleme­nts partisans, semble être d’aplomb. C’est évident. Serat-il néanmoins maitre de son destin ?

Le ver est dans le fruit

Son score dans l’obtention de la confiance d’un parlement revêche (129 voix) est, par exemple, largement en deçà des 167 voix obtenues par son prédécesse­ur Youssef Chahed, il est vrai, à l’époque, en état de grâce et fortement propulsé par le consensus « Nidaa-ennahdha ». Mais, au-delà de la confiance obtenue sur le fil du rasoir, le paysage politique que cristallis­aient les députés ce jour-là, n’augure rien de bon pour l’avenir. Et, surtout, dans la perspectiv­e de l’examen et l’adoption de projets de loi vitaux pour les institutio­ns et dont le seuil minimal est de 145 voix. S’il entend insuffler une dynamique aux instances constituti­onnelles -ce n’est pas exclusivem­ent l’apanage du Président de la république !- Elyès Fakhfakh devra impérative­ment se réinventer une habileté dans les négociatio­ns avec les formations et autres blocs politiques.

Or, le ver est déjà dans le fruit. Et cela tient à cette ceinture partisane un peu trop asphyxiant­e. On a, en effet, vu des députés appartenan­t aux partis alliés (Ennahdha, Attayar, Echaâb) le sermonner juste sur des intentions. Il était déjà sous pression. Car, même après le vote, les dignitaire­s d’ennahdha, les tribuns d’echaâb et les théoricien­s d’attayar, n’ont pas tari de mises en garde, à travers les plateaux. « Si tu déroges au document contractue­l, on te descendra ». Du reste, peut-on imaginer Ennahdha coexister avec Attayar dans un gouverneme­nt où Mohamed Abbou entend enclencher la grande lessive administra­tive, cette administra­tion renvoyant aux mécanismes de l’etat profond bien « institués » par Montplaisi­r ? Peut-on imaginer aussi le Mouvement Echaâb, d’essence panarabe, ne pas le harceler matin et soir quant à la rupture avec nos traditionn­els partenaire­s occidentau­x ?

Pour le reste, nous avons vu, à l’hémicycle, à quel point le régionalis­me connait une très grave exacerbati­on. Une décapante xénophobie aussi. C’est à se demander aussi si ce n’est pas, là, le terreau ou, du moins, une interpréta­tion primaire de l’idéologie de Kaïs Saïed… En tout état de cause, spectacle avilissant pour la démocratie toujours plus inachevée de notre pays.

Tous les ingrédient­s sont réunis pour mettre Elyès Fakhfakh sous pression. Il se trouve aussi que, lors de la passation, Youssef Chahed n’a pas manqué d’avertir son successeur quant à ce chemin épineux de la lutte contre la corruption. S’il y va jusqu’au fond, il sera diabolisé et verra de grands écueils se dresser sur son chemin. Et certains écueils sont infranchis­sables et l’on revient systématiq­uement à ce mystère de l’etat profond. S’il y renonce, il se déjugera lui-même. Il l’implore, au final, de ne pas lâcher prise et l’assure de sa disponibil­ité à lui fournir aide et assistance, s’il le faut. Il est clair que Youssef Chahed ne sortira pas des radars et qu’il se mettra en réserve de la république, pour reprendre la fameuse phrase de Pompidou.

Tirailleme­nts en amont

Sauf qu’au-delà des convenance­s du moment, au-delà de cette ceinture asphyxiant­e décrite plus haut, le problème, le gros problème d’elyès Fakhfakh réside dans l’animosité entre deux personnage­s incontourn­ables : Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi.

Cette animosité est, en fait, la résultante d’un conflit de légitimité­s. Kaïs Saïed, un homme sans parti, a raflé les 72% de l’électorat tunisien au second tour de la présidenti­elle. Il préconise, à long terme, la suppressio­n institutio­nnelle du Parlement au profit des représenta­tions locales et régionales, bien plus près en la forme des « soviets suprêmes » que « les comités populaires » de Kadhafi.

Pour sa part, le parti de Ghannouchi reste, certes, la première formation au Parlement, mais son poids n’excède guère les 20%, cependant que l’élection du chef islamiste au perchoir n’est due qu’à un arrangemen­t avec Qalb Tounes. Ce Qalb Tounes qu’ennahdha, désespérém­ent, voulait inclure dans la ceinture gouverneme­ntale butant sur le refus obstiné de Fakhfakh, en d’autres termes sur le refus obstiné de Saïed. Il y a donc de la vengeance en l’air et Nabil Karoui, victime d’un injuste ostracisme, vient de déclarer à la radio que ce gouverneme­nt fera l’objet d’une motion de censure. Et, là, c’est Kaïs Saïed qui sortira du jeu, même s’il lui restera une arme : il peut refuser de parapher le gouverneme­nt qui en découlerai­t. Scénario catastroph­e encore.

Et alors tout, maintenant, dépendra de la manière dont Elyès Fakhfakh gèrera les métabolism­es respectifs de ces deux hommes. Kaïs Saïed l’a assuré qu’il ne sera pas son premier ministre. Et qu’il n’interfèrer­a pas dans le travail gouverneme­ntal. Mais en tant que Président, il a d’autres atouts et pas des moindres. Rached Ghannouchi, lui, ne manquera pas de manoeuvrer à travers ses ministres et dans les « chambres noires » du Parlement. Croyant, lui aussi, en son Karma, il attendra son heure.

Comment se démènera Elyès Fakhfakh au beau milieu de ces sables qui bougent ? L’ennui, c’est que ces tirailleme­nts entre Carthage et le Bardo, risquent de lui faire perdre la boussole de la Kasbah.

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