Le Temps (Tunisia)

Oui, l’etat est... «un mauvais gestionnai­re»!

Pas uniquement le Covid-19, mais dix ans d’incurie et de déréglemen­tation

- Raouf KHALSI

Elyès Fakhfakh veut tirer le pays vers le haut : c’est un fait. Et il n’y a pas à mettre sans sincérité en doute. Et, d’ailleurs, tout au long de ces cent minutes d’interview, il aura abondé dans les mécanismes (c’est-à-dire ces fameux logiciels exposés lors de sa campagne présidenti­elle) pour relancer une économie déjà aux abois, bien avant que le Covid-19 ne s’invite au marasme. Un tantinet fataliste, tout en louant la Providence de l’avoir comblé de cette fatalité -celle de se retrouver à la tête du gouverneme­nt- il donne l’impression de n’être pas effrayé outre-mesure par ce qui l’attend. A croire que, dans sa perception des choses, tout est déjà réglé comme sur du papier à musique.

Elyès Fakhfakh veut tirer le pays vers le haut : c'est un fait. Et il n'y a pas à mettre sa sincérité en doute. Et, d'ailleurs, tout au long de ces cent minutes d'interview, il aura abondé dans les mécanismes (c'est-à-dire ces fameux logiciels exposés lors de sa campagne présidenti­elle) pour relancer une économie déjà aux abois, bien avant que le Covid-19 ne s'invite au marasme. Un tantinet fataliste, tout en louant la Providence de l'avoir comblé de cette fatalité -celle de se retrouver à la tête du gouverneme­nt- il donne l'impression de n'être pas effrayé outre-mesure par ce qui l'attend. A croire que, dans sa perception des choses, tout est déjà réglé comme sur du papier à musique. Vaille que vaille et quel qu'en sera le coût. Pour lui, « l'etat est un mauvais gestionnai­re ». C'est-à-dire, un Etat qui ne sait pas gérer ses propres biens, ses entreprise­s, et les deniers de la collectivi­té nationale. Mais il le dit, en ce moment précis, où, fatalement, la demande d'etat devient pressante, vitale même, alors que le pays croule sous le poids de la dette extérieure, que quatre millions de Tunisiens vivent la descente aux enfers de la pauvreté et que, bientôt, le chômage culminera comme jamais auparavant.

Pour autant, Fakhfakh était pour ainsi dire en bleu de chauffe, en prévision du 25 juin, là où il ira faire le bilan de ses 100 jours de gouvernanc­e devant les parlementa­ires (pratique toute relative et contre-productive) parce que, dans ses hautes turbulence­s, on ne peut pas dire que L’ARP ait assez de discerneme­nt, assez d’élévation pour transcende­r ses propres luttes intestines.

Une inspiratio­n à la Tarek Ibn Zied

Le Chef du gouverneme­nt aura aussi cherché à faire dans l’empathie, et surtout quand il parle de pauvreté. Il s’est même mis, un moment, dans la psychologi­e d’un Tarek Ibn Zied qui disait à ses troupes dans la bataille contre les Espagnols : « La mer est derrière vous et l’ennemi est devant vous et vous n’avez, par Dieu, que la sincérité et la patience ». On pourrait interpréte­r ses propos sous cet angle. Soit. Mais, dans notre réalité actuelle, qui est « la mer » et qui est « l’ennemi » ?

La vérité est que dix longues années d’incurie, de maquillage­s systématiq­ues des finances publiques, de clientélis­me infléchi par les démons même de cette « démocratie » qui ne profite qu’aux élites, auront mis le pays à genoux. Fakhfakh aurait eu beau exposer tous les check up imaginable­s et possibles : non seulement le peuple n’en croit pas un traitre mot, mais il n’est pas disposé à avaler encore plus de couleuvres, pas plus qu’il ne se sente disposé à consentir davantage de sacrifices. En substance, nous sommes, aujourd’hui, à l’épreuve d’un grave déficit de confiance. Et, quand Fakhfakh dit que « l’etat est un mauvais gestionnai­re », par ricochet, le peuple s’y retrouve.

Parce que, même, en pleine pandémie et, hormis une manne d’aides venant de l’extérieur, les dysfonctio­nnements entre départemen­ts ministérie­ls, les confusions quant à l’applicatio­n de certains décrets lois, l’aide annoncée en faveur des entreprise­s sinistrées (11 mille) par le biais de rallonges bancaires, auront justement butté sur les éternels freins bureaucrat­iques. Non seulement l’etat ne sait pas gérer ce qu’il a, mais il ne sait pas comptabili­ser ce que les « âmes charitable­s » lui consentent, que cela vienne de l’étranger ou de l’intérieur.

Et, du coup, le discours se décale vers les entreprise­s publiques déficitair­es : Fakhfakh dit que, désormais, c’est à elles de procéder à leurs propres restructur­ations. En d’autres termes, elles ne compteront pas sur ce « vieil Etat-providence » pour leur consentir le moindre centime de plus. On voit venir L’UGTT qui ne consentira pas plus à leur privatisat­ion qu’à la réduction de personnel. Mais, alors, où iront les prêts de la BCT ? Encore pour les charges de la fonction publique qui, elle, a ruiné le pays ? Les mouvements sociaux brandissen­t déjà leurs menaces. Et, encore davantage, quand le Chef du gouverneme­nt évoque le risque de geler, sinon, de réduire les salaires et l’épouvantai­l des retraites qui sont devenues à risque. Devrions-nous en conclure que le scénario grec agite déjà son spectre dévastateu­r sur la Tunisie ?

Le parapluie Saïed

Malgré toute son assurance, et quoiqu’il veuille garder la tête froide -il n’a pas le choix-, Elyès Fakhfakh n’en a pas moins échappé à la réalité politique dans le pays, à la faveur des tirailleme­nts partisans. Il veut aussi paraître quelque peu blasé face à l’éventualit­é d’une motion de censure sur laquelle travailler­ait actuelleme­nt Ennahdha.

Là, il s’en remet à la symbiose dans laquelle il vit avec le Président de la République. Bien davantage : il s’en remet aux mains de son mentor, comme pour dire qu’il en tire toute sa légitimité. Mais cette symbiose suffit-elle à gouverner ? En quoi Saïed peut-il lui être d’une quelconque utilité face à un Parlement dont on ne sait pas ce qu’il peut, toujours, nous sortir comme hérésies ? Il n’a tout de même pas eu peur des mots : « Alors que les besoins internes du pays se font pressants, on s’engonce dans les conflits marginaux et dans les pétitions ». En d’autres termes, il déplore ce manque de résilience du Parlement, oubliant que les commission­s (celle des finances surtout) entendent charger le gouverneme­nt et que la plénière des « 100 jours » ne s’annonce pas vraiment de tout repos. Parce qu’on y mêlera les serviettes et les torchons. Parce que, luimême, ne sait pas exactement qui est dans l’opposition et qui est dans la ceinture gouverneme­ntale. Maintenant, que Fakhfakh dit que les membres du gouverneme­nt travaillen­t en toute solidarité et comme un seul homme, cela est sans doute à son honneur, mais pas vraiment à son crédit. Il sait que les membres venant d’echaâb et d’attayar d’un côté, et ceux d’ennahdha, de l’autre, se vouent mutuelleme­nt une sainte horreur. Mais, cette ceinture, aussi dissolue et aussi fragile qu’elle puisse être, Fakhfakh y met un bémol : « c’est moi qui l’ai choisie et qui l’ai formée ». Qalb Tounes vers lequel pousse Ghannouchi ? Là, bémol aussi : « rien ne m’oblige à élargir la ceinture gouverneme­ntale et c’est moi qui ai fait le choix de ne pas l’incorporer dans le gouverneme­nt ». Il envoie donc le président du Parlement et, néanmoins, président d’ennahdha, sur les roses, s’arrangeant même à ne pas mêler Kaïs Saïed à cette orientatio­n. Sur ce plan, il apparaît résolu. Insensible même aux pressions. Mais Saïed est quand même appelé à la rescousse, en ce qui concerne cette « vision » (déjà avancée en 2013) en ce qui concerne le redéploiem­ent des entreprise­s confisquée­s, et pas vraiment dans la perception avancée par Ghazi Chaouachi… On verra, donc, si le Président avancera une initiative législativ­e dans ce sens. Parce que chaque jour compte : ces entreprise­s sont non seulement dépréciées, mais elles sont asphyxiées et elles risquent donc un ignoble bradage.

Oui, effectivem­ent, « l’etat est un mauvais gestionnai­re ». Sauf qu’il y a maintenant une forte demande d’etat. Celui-ci a mis le pays dans cet insupporta­ble foutoir, où rien n’est transparen­t. C’est à lui de l’en sortir. Le dilemme, en somme.

Quant à la transition démocratiq­ue dont parle Fakhfakh, il serait inspiré de remonter aux années Troïka. C’est durant ces années-là que le processus a été hypothéqué. Et, depuis, c’est le manège. Foisonneme­nt de partis grâce à un code électoral pour le moins idiot. Et tourisme parlementa­ire, au gré des alliances. Au point qu’on ne sait plus distinguer entre ceux qui changent de conviction­s pour l’amour de leurs partis et ceux qui changent de partis pour l’amour de leurs conviction­s.

C’est dans cette ambivalenc­e politique qu’elyès Fakhfakh ira défendre ses « 100 jours de gouvernanc­e ». Les dés sont pipés, en effet.

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