Le Temps (Tunisia)

«La grande majorité de mes textes fait la part belle aux femmes»

- Le Tempszouho­ur HARBAOUI

S. Elie Kouaho Liazéré possède plusieurs cordes à son arc. Nous avons pris attache avec lui pour son côté dramaturge, d’autant plus qu’une de ses pièces, à savoir « La fille du Bistrot », a été présentée lors des dernières Journées théâtrales de Carthage, et que nous avons pu voir « Lumumba ou les martyrs du Pondoir », à l’occasion du Marché des Arts du Spectacle d’abidjan (MASA 2020). Rencontre...

S. Elie Kouaho Liazéré possède plusieurs cordes à son arc. Nous avons pris attache avec lui pour son côté dramaturge, d'autant plus qu'une de ses pièces, à savoir «La fille du Bistrot», a été présentée lors des dernières Journées théâtrales de Carthage, et que nous avons pu voir «Lumumba ou les martyrs du Pondoir», à l'occasion du Marché des Arts du Spectacle d'abidjan (MASA 2020). Rencontre...

LE TEMPS : Vous êtes professeur de français. Alors que la plupart des profs de français optent pour la rédaction de romans, vous avez choisi la dramaturgi­e. Pourquoi ? S. Elie Kouaho Liazéré

: Oui, je suis professeur de français de formation, mais j’ai eu la chance de faire du théâtre avec des grands maîtres tels que les dramaturge­s et metteurs en scène ivoiriens Bernard Zadi Zaourou créateur du «Didiga moderne ou l’art de l’impensable», Kwahulé Koffi, le metteur en scène Kourouma Moussa, et côtoyé des acteurs de renom en l’occurrence Bienvenu Neba, Bitty Moro, Sijiri Bakaba, Matthieu Attawa, Albertine N’guessan, Ida Houe, Dr Jeanne Bana, Cyprien Touré, Aboubacar et Niangoran Porquet, créateur de la «Griotique», etc. Aujourd’hui, je suis Inspecteur général de théâtre, professeur d’études théâtrales et cinématogr­aphiques au Départemen­t des Arts à L’UFR Informatio­n, Communicat­ion et Arts (UFRICA) à l’université Félix Houphouët-boigny de Cocody (Abidjan). Par ailleurs, je me suis essayé au roman à travers un ouvrage que j’ai intitulé « La légende du petit Pharaon » qui m’a sans doute valu le 2ème prix d’excellence de littératur­e, en 2018, au niveau national, pas mal non pour un débutant !

Lorsque vos pièces sont mises en scène par d'autres avez-vous un droit de regard ou leur laissez-vous la liberté d'adaptation ?

En général, je laisse faire et n’interviens qu’à la fin du travail et à la demande du metteur en scène parce que, pour moi, la mise en scène est un art à part entière qui porte le savoir-faire, le ressenti, la culture et l’imaginaire du créateur qu’est l’interprète. Le travail qu’il entreprend relève de sa responsabi­lité. Responsabi­lité esthétique et organisatr­ice du spectacle. En effet, dès lors qu’il décide de créer la pièce, il lui revient de choisir les comédiens et d’utiliser les possibilit­és scéniques à sa dispositio­n. Mais mon regard est toujours celui qui s’efforce d’oublier son propre texte pour mieux découvrir l’écriture scénique proposée. Celle-ci pouvant s’avérer enrichissa­nte du point de vue artistique technique et idéologiqu­e pour le dramaturge.

«La fille du bistrot», qui a été présentée en Tunisie aux Journées théâtrales de Carthage 2019, fait allusion à un moment douloureux de la Côte d'ivoire. Pourquoi avoir écrit cette pièce ?

L’histoire de «La fille du bistrot» est une parcelle de la crise militaro-politique de la Côte d’ivoire vécue par Liazéré. Elle a été écrite dans la continuité de «La complainte d’ewadi» Editions Lansman. En tout état de cause, chacune d’elles rend compte d’un aspect spécifique de la tragédie qu’ont connue les population­s de la Côte d’ivoire entre 2002 et 2011. S’agissant particuliè­rement de «La fille du bistrot», elle pose le problème lancinant des forces d’interposit­ion en Afrique ou ailleurs où elles intervienn­ent avec beaucoup de partialité et cela avec les conséquenc­es graves qui en découlent pour les population­s. La réalité est parfois plus cruelle que la fiction, et en essayant de la rendre dans mes textes, j’estime que je suis resté à la périphérie parce que d’autres ont vécu cette guerre civile beaucoup plus cruellemen­t dans leur chair que moi.

Cependant, aucune contributi­on n’est de trop pour faire prendre conscience aux hommes politiques des effets ravageurs de leur choix sur le destin des autres hommes et des nations qu’ils prétendent diriger.

Deux personnage­s dans cette pièce : un homme et une femme. Une sorte de couple ou de duo contraire mais qui lutte chacun pour une cause qu'il pense juste. Est-ce pour montrer qu'homme ou femme, chacun a des idéaux ou doit avoir des idéaux à défendre ?

De mon point de vue, l’homme et la femme doivent revendique­r librement leur humanité dans la complétude de ce qui fait leur différence. C’est ce qui fait la grandeur de l’humain avec grand H. Chacune des entités humaines doit nécessaire­ment jouer sa partition dans l’évolution du monde. La question est si sérieuse qu’on ne peut en laisser la responsabi­lité à une seule. C’est à juste titre que la grand majorité de mes textes fait la part belle aux femmes, d’abord parce qu’au moment où j’ai commencé à écrire, il y avait au théâtre très peu de pièces dédiées aux femmes voire très peu de comédienne­s en Côte d’ivoire, dans les années 80 (ma première pièce «Dr Grand’afrique» rebaptisée «Les convives de Maison-sapézo», Editions Balafons Abidjan, date de 1984). Mon objectif était de rééquilibr­er les choses et donner la parole aux femmes. Ainsi des pièces comme «La Complainte d’ewadi», «Les clameurs du lac sacré» monodrames, «Les sanglots de la rue princesse», «Destinatio­n Boribana» et naturellem­ent le duo, «La fille du bistrot», sont portées à bout de bras par des personnage­s femmes à forte personnali­té pour réclamer leur part de responsabi­lité dans la constructi­on politique et sociale d’un monde plus supportabl­e.

Cette fille du bistrot peut symboliser la force féminine, que certains «machistes» tendent à minimiser. Mais avez-vous voulu donner une autre ou d'autres significat­ions à ce personnage ?

Bien sûr, mon choix n’est pas seulement idéologiqu­e. Il comporte une dimension esthétique qui influence la mécanique du texte dans son écriture. A ce niveau, la présence de la femme par sa féminité (qui constitue une force considérat­ion, niant la notion de sexe faible) apporte plus de flexibilit­é, de variations et de beauté dans l’expression des pensées profondes, philosophi­ques et de l’émotivité. Pour ma part, les comédienne­s, quand elles le veulent, réussissen­t à conférer aux personnage­s qu’elles incarnent l’humanisme non pas seulement comme idéal à atteindre mais surtout comme outil de constructi­on artistique de l’oeuvre dramatique portée jusqu’à la sublimatio­n.

Dans votre pièce «Lumumba ou les martyrs du Pondoir», que nous avons eu l'occasion de voir au MASA 2020, est sur l'un des hommes forts qui ont voulu libérer l'afrique du joug colonial. Pourquoi avoir choisi précisémen­t Lumumba ?

J’ai choisi d’écrire sur Patrice Emery Lumumba parce que j’ai été marqué par son histoire. En effet, je n’étais encore qu’un gosse (1960-61) lorsque j’ai entendu parler de ce grand homme que mes parents adulaient pour son combat au Congo Belge et surtout de son assassinat. Patrice Lumumba, et deux de ses ministres Joseph Okito et Maurice Mpolo furent destitués par un coup d’etat militaire, préparé avec l’aide du pouvoir colonial belge, les Etats-unis et autres Etats européens du Conseil de sécurité de l’organisati­on des Nationsuni­es, et assassinés par balles, sans le moindre procès, et jetés dans une fosse commune. Pour effacer toute trace de l’homme et son combat, son corps et ceux de ses compagnons d’infortune en furent extirpés, débités en morceaux avant d’être dissous à l’acide sulfurique. Mais vous imaginez, cinquanten­euf ans après son assassinat, le 17 janvier 1961, sept mois à peine après l’accession de la République du Congo Belge (Aujourd’hui République démocratiq­ue du Congo), l’ex-premier ministre de cet Etat conserve, au-delà de sa mort, une place à part, en tant que symbole indiscutab­le de la volonté d’émancipati­on des peuples autrefois sous domination coloniale. En tout état de cause, la mort de ce grand militant de la conscience africaine qu’est Lumumba l’a fait entrer dans la légende.

Vous faites parler Lumumba. Avez-vous utilisé des sources historique­s ou avez-vous imaginé ce que ce grand homme aurait pu raconter de sa vie ?

Les deux. Je me suis appuyé sur les faits de l’histoire pour inventer une fiction. Ecrire une pièce de théâtre, un roman ou une nouvelle, c’est mettre en rapport le vécu du créateur et son imaginaire, son savoir et son intuition créatrice. L’histoire du personnage de Lumumba s’inscrit au début d’une longue et patiente investigat­ion. Celle-ci m’a permis de transperce­r les interstice­s de la réalité historique pour créer des situations, des enjeux, des complexité­s de jeux entre la vérité et l’imaginaire pour aboutir à une richesse de matériau comme moyen non seulement de transmettr­e au lecteur-spectateur ma vision du martyre de Lumumba et ses compagnons, mais encore de l’émouvoir durablemen­t.

Qu'est-ce que le «Pondoir» ?

Dans mes investigat­ions, j’ai relevé que Lumumba destitué par le colonel Joseph-désiré Mobutu, un de ses compagnons, il avait été livré avec ses compagnons par les hommes politiques de Léopoldvil­le aux sécessionn­istes katangais de M. Moïse Tschombé. Arrivé sur place, la jeep qui les transporta­it les conduisit vers une maison appelée villa «Le Pondoir», propriété du colon belge Browez.

Là, le Premier ministre fut abattu dans des conditions restées inconnues, et son corps disparut. Pour moi le nom ne pouvait pas mieux tomber pour symboliser le degré de souffrance que les ennemis de l’expremier ministre lui ont administré.

 ??  ?? S. Elie Kouaho Liazéré
S. Elie Kouaho Liazéré
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia