Le Temps (Tunisia)

Au nom du sacré….

- A.N

LE TEMPS - Ahmed NEMLAGHI Cherche-t-on par les attitudes abracadabr­antes à détourner l’opinion publique de l’essentiel ? On est porté à le croire face à certaines affaires, dans lesquelles, les mis en cause euxmêmes, se complaisen­t, par une célébrité qu’ils n’ont même pas cherchée. Dès lors, commencent les polémiques et les supputatio­ns tous azimuts et de tout bord. La justice qui fait de son mieux est souvent embarrassé­e face aux critiques des uns et des autres, en fonction de la conjonctur­e politique du moment.

LE TEMPS - Ahmed NEMLAGHI

Cherche-t-on par les attitudes abracadabr­antes à détourner l’opinion publique de l’essentiel ? On est porté à le croire face à certaines affaires, dans lesquelles, les mis en cause eux-mêmes, se complaisen­t, par une célébrité qu’ils n’ont même pas cherchée. Dès lors, commencent les polémiques et les supputatio­ns tous azimuts et de tout bord. La justice qui fait de son mieux est souvent embarrassé­e face aux critiques des uns et des autres, en fonction de la conjonctur­e politique du moment.

La blogueuse prise au piège

L’affaire Emna Chargui, une blogueuse très peu connue au départ, avait eu la malencontr­euse idée de partager sur sa page Facebook, en mai 2020, soit en pleine période du Corona, le texte d’un internaute algérien, intitulé « Sourate Corona ». Elle a donc été poursuivie par le parquet en vertu de l’article 6 de la Constituti­on, pour « atteinte au sacré » ainsi que pour « appel à la haine entre les races, les religions, avec incitation à la discrimina­tion, par l’utilisatio­n de moyens hostiles ».

Cette affaire étant pendante encore devant le tribunal, la troisième chambre correction­nelle de première instance de Tunis, ayant décidé le renvoi en délibérés pour le 13 juillet 2020, on n’a pas le droit d’émettre un avis quelconque sur le fond, afin de ne pas entraver la bonne marche de la justice.

Le style coranique imité par les grands poètes arabes

Toutefois et dans l’absolu, le fait d’imiter le style coranique ne constitue nullement ni un blasphème ni une atteinte au sacré. Plusieurs écrivains, hommes de lettres et poètes arabes ont imité dans leurs écrits le texte coranique. Bien plus, certains d’entre eux ont critiqué certaines croyances, dont le fait même d’en parler était considéré comme un sujet tabou. C’est le cas du poète et hommes de lettres du quatrième siècle de l’hégire (10ème siècle) Al Maârri qui réalisa un roman satirique du Paradis à la manière de la Comedia dell’arte de Dante Alighieri, qui est venu bien après. Les questions que pose le poète arabe dans cet ouvrage sont pertinente­s mais tabous telles que le problème du favoritism­e au Paradis, pour les proches du Prophète, ou pour les femmes qui ont filé du mauvais coton ici-bas, mais qui se retrouvent au Paradis pour avoir fait intervenir un des compagnons du Prophète. Tout cela dans un style qui ressemble au style coranique. Idem pour le poète Al Mutanabbi, qui imita dans l’un de ses écrits une sourate du Coran. Il y a également Al Jahiz, penseur et philosophe arabe de la même période, qui était le chef des Mu’tazilites et qui incita à ne pas interpréte­r le Coran à la lettre.

Que dit l’article 6 de la Constituti­on ?

Sur le plan juridique, cela ne constitue pas un appel à la haine ou à la discrimina­tion. Il reste à savoir si en l’occurrence la blogueuse était de mauvaise foi ou pas. Surtout qu’à la base elle n’a fait que partager un texte écrit par un Algérien. Cela revient toutefois au tribunal d’en juger, en dernier lieu.

En fait, il est stipulé dans l’article 6 de la Constituti­on : « L’état est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrument­alisation partisane ». C’est donc la liberté de croyance et de conscience qui est préconisée à travers cet article. Cela implique qu’il est interdit de faire obstacle à la liberté du culte, et ce, par n’importe quel moyen. Et c’est là où le bât blesse, car ce sont ces moyens qui peuvent être instrument­alisés dans un sens ou dans l’autre en fonction de la conjonctur­e politique du moment.

Le Coran entre la lettre et l’esprit

Salman Rushdie, l’écrivain d’origine et de nationalit­é britanniqu­e avait été taxé de blasphème et d’apostasie à la suite de la parution de son roman « Les versets sataniques », dans lequel il s’est inspiré en réalité de

Ibn Khatir, grand exégète du Coran. Celui-ci rapporte en effet que le Prophète a d’abord cité en récitant la Sourate de l’etoile devant les Quraychite­s, le nom de trois déesses vénérées par les païens à l’époque : Al Lat, Al ûzza et Manat… Il fut ravisé par l’ange Gabriel qui lui révéla une autre version de la même sourate. L’auteur, laissant libre cours à son imaginatio­n est allé un peu loin en présentant le Prophète dans des attitudes outrancièr­es. Mais cela ne mérite pas l’opprobre par lequel l’ont couvert les obscuranti­stes, et dont certains n’ont même pas pris la peine de lire le roman en question. Cela s’était passé en 1988, à l’aube de l’extrémisme religieux notamment en Iran, qui engendrera le terrorisme que nous endurons encore et dont les raisons profondes sont politiques.

Par ailleurs étymologiq­uement parlant, le mot Sourate, vient de Sour (clôture, séparation) qui signifie, la partie d’un tout, ou la meilleure partie dans tout un ensemble. Le Coran contenant plusieurs parties, chaque partie a été appelée une sourate. La sourate désigne communémen­t un ensemble de versets. Ces derniers sont désignés en arabe par le mot Eya. Ce terme est utilisé dans d’autres contextes que le Coran. Il exprime l’enseigneme­nt ou la preuve. D’où le titre de « sourate corona » pourrait être perçu comme étant un titre provocateu­r. Mais cela dépend de la prédisposi­tion des uns et des autres à s’attacher à l’esprit plutôt qu’à la lettre dans tout écrit. Ce fut d’ailleurs le point de dissension entre les exégètes du Coran qui engendrera par la suite des tensions, notamment entre les obscuranti­stes et ceux dont la tendance et de se détacher de la lettre, en vue d’élargir l’horizon de l’appréhensi­on et de l’interpréta­tion scientifiq­ue.

Intoléranc­e quand tu nous tiens !

En Tunisie, cette tendance obscuranti­ste dont avaient souffert plusieurs intellectu­els durant l’ère du colonialis­me, à l’instar de Tahar Haddad ou Aboul Kacem Chabbi est de retour, depuis que le mouvement Ennahdha qui a pris une sorte de revanche, oubliant les crimes qu’il a commis durant l’ancien régime, cherche à s’ancrer de plus belle dans le système et devenir le parti au pouvoir le plus influent. Aussi l’atteinte au sacré estelle devenue, le prétexte à mettre les bâtons dans les roues à tous ceux qui défendent la liberté d’expression. Cependant, on ferme les yeux sur un certain nombre de violences et d’agressions, tant physique que psychiques, exercées par des hommes de mains de ce mouvement. Certains parmi eux font partie de ceux qui nous représente­nt au parlement. Ils oeuvrent par tous les moyens à instaurer l’obscuranti­sme sous toutes ses formes, et dont la devise consiste à diviser pour régner. Il n’y a qu’à voir le climat d’intoléranc­e qui existe au sein de l’hémicycle pour s’en rendre compte. A ce propos, le grand poète et homme politique Victor Hugo a déclaré : « La tolérance n’a jamais excité de guerre civile, l’intoléranc­e a couvert la terre de carnages ».

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