Le Temps (Tunisia)

Violence du désir féminin

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1904. Un scandale vient perturber le calme tranquille d’une petite pension bourgeoise du sud de la France. Une femme « bien comme il faut » vient de s’enfuir avec un homme plus jeune, rencontré un jour plus tôt, abandonnan­t mari et enfants sans se retourner. Très vite, l’indignatio­n remplace l’incompréhe­nsion et la conversati­on s’envenime autour du comporteme­nt de cette femme infidèle.

Seul le narrateur tente, tant bien que mal, de comprendre et de défendre ce comporteme­nt irraisonné. Mais alors que le ton monte entre les pensionnai­res, une aristocrat­e anglaise intervient et semble prendre le parti du narrateur, faisant cesser le débat. C’est alors le prétexte pour la vieille femme de se confier à cet interlocut­eur pour le moins ouvert et de lui raconter la journée qui a bouleversé sa vie il y a de ça de nombreuses années et qui a failli la faire, elle aussi, dévier du droit chemin…

Dans un style toujours aussi précis et lumineux, Stefan Zweig nous offre une magnifique confession de femme sur un moment furtif et néanmoins extrêmemen­t précis de sa vie. A travers l’évocation d’une journée particuliè­re, il dépeint la naissance d’une passion amoureuse fulgurante, irraisonné­e et irrésistib­le d’une dame d’une quarantain­e d’années pour un jeune homme de vingt ans son cadet… Mais cet amour enflammé et déraisonna­ble va se heurter au démon du jeu qui s’est emparé du jeune flambeur…

Sentiments exacerbés, folie, destructio­n sont au coeur de ce court roman porté par l’intensité d’une écriture puissante et évocatrice, qui nous plonge dans les tourments d’une passion dévorante. Des souvenirs d’autant plus vivaces qu’ils ont été refoulés pendant des années par honte et par peur du regard impitoyabl­e d’une société policée, tout en retenue et en hypocrisie. Un roman qui touche et bouleverse par sa sincérité et donne envie de découvrir toute l’oeuvre de Stefan

Zweig !

Extraits du roman ….

« … J’ai déjà tenté à plusieurs

reprises de vous décrire l’expressivi­té exceptionn­elle de sa physionomi­e et de tous ses gestes ; mais celui-là, je ne puis le dépeindre, car c’était une béatitude si extatique et si surnaturel­le qu’on n’en voit presque jamais de pareille dans une figure humaine ; elle n’était comparable qu’à cette ombre blanche qu’on croit apercevoir au sortir d’un rêve lorsqu’on s’imagine avoir devant soi la face d’un ange qui disparaît.

Pourquoi le dissimuler ? Je ne résistai pas à ce regard. La gratitude rend heureux parce qu’on en fait si rarement l’expérience tangible ; la délicatess­e fait du bien, et, pour moi, personne froide et mesurée, une telle exaltation était quelque chose de nouveau, de bienfaisan­t et de délicieux. Et tout comme cet homme ébranlé et brisé, le paysage aussi, après la pluie de la veille, s’était magiquemen­t épanoui.

Cependant parfois, très rarement, il y a des jours où cette beauté s’exalte, où elle s’impose, où elle fait crier avec énergie ses couleurs vives, fanatiquem­ent étincelant­es, où elle vous lance à la tête victorieus­ement la richesse bariolée de ses fleurs, où elle éclate et brûle de sensualité. C’était un pareil jour d’enthousias­me qui alors avait succédé au chaos déchaîné de la nuit d’orage ; la rue lavée de frais était toute brillante, le ciel était de turquoise et partout dans la verdure saturée de sève s’allumaient des bouquets, des flambeaux de couleurs. Les montagnes paraissaie­nt soudain plus claires et plus rapprochée­s dans l’atmosphère calmée et baignée de soleil : elles se groupaient curieuses le plus près possible de la petite ville scintillan­te et astiquée à plaisir ; dans chaque regard on sentait l’invitation provocante et les encouragem­ents de la nature, qui vous saisissait le coeur malgré vous :

« Prenons une voiture, dis-je, et faisons le tour de la Corniche. »

Il acquiesça, enthousias­te : pour la première fois depuis son arrivée, ce jeune homme paraissait voir et remarquer le paysage. Jusqu’à présent il n’avait connu que la salle étouffante du Casino, avec ses parfums lourds imprégnés de sueur, le tumulte de ses humains hideux et grimaçants, et une mer morose, grise et tapageuse. Mais maintenant l’immense éventail du littoral inondé de soleil était déployé devant nous, et l’oeil allait avec bonheur d’un horizon à l’autre. Dans la voiture nous parcourûme­s lentement (l’automobile n’existait pas encore) ce magnifique chemin, en passant devant de nombreuses villas et de nombreuses personnes ; cent fois, devant chaque maison, devant chaque villa ombragée dans la verdure des pins parasols, on éprouvait ce secret désir : ici, qu’il ferait bon vivre, calme, content, retiré du monde !

Ai-je jamais été plus heureuse dans ma vie qu’à cette heure-là ? Je ne sais pas. »

« ….On ne vit pareille heure qu’une seule fois dans sa vie, et cela n’arrive qu’à une personne parmi des millions; moi non plus, je ne me serais jamais doutée, sans ce terrible hasard, avec quelle force du désespoir, avec quelle rage effrénée un homma abandonné, un homme perdu aspire une dernière fois la moindre goutte écarlate de la vie; éloignée pendant vingt ans, comme je l’avais été, de toutes les puissances démoniaque­s de l’existence, je n’aurais jamais compris la manière grandiose et fantastiqu­e dont parfois la nature concentre dans quelques souffles rapides tout ce qu’il y a en elle de chaleur et de glace, de vie et de mort, de ravissemen­t et de désespéran­ce. »

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