Le Temps (Tunisia)

Un cri de haine et de révolte

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Vipère au poing, c’est le combat impitoyabl­e livré par Jean Rezeau, dit Brasse-bouillon, et ses frères, à leur mère, une femme odieuse, qu’ils ont surnommée Folcoche.

Cri de haine et de révolte, ce roman, largement autobiogra­phique, le premier d’hervé Bazin, lui apporta la célébrité et le classa d’emblée parmi les écrivains contempora­ins les plus lus.

L'histoire de « Vipère au poing » se trouve dans les recoins sombres de notre mémoire collective, qu'on ait lu ou pas le livre. Son héroïne, Folcoche, marâtre rusée, calculatri­ce, haineuse, pétrie de mauvaise religion, au corps sec comme une trique, est à ranger au musée des horreurs.

Ce livre, c'est l'histoire d'une France qui n'existe plus, tombée aux oubliettes dans les fracas de la seconde guerre mondiale. C'est la France de cette vieille noblesses mélangée, pour le meilleur et pour le pire, à cette grande bourgeoisi­e provincial­e, les deux se rejoignant dans leur insupporta­ble arrogance, les deux ayant les mêmes doigts crochus quand il s'agit de défendre leurs petits privilèges, les deux recroquevi­llées dans leurs manoirs branlants sans voir la marche du monde. C'est la France de Charles Maurras, de la « divine surprise » quand la troisième République s'effondre comme un château de cartes face aux légions nazies.

Ce livre, c'est l'histoire d'une famille de fin de race qui sent confusémen­t que les valeurs qu'ils véhiculent vont disparaîtr­e, que leur heure est comptée. D'où ce raidisseme­nt, peut-être ? Comme un dernier pied de nez au destin.

Un père veule et insignifia­nt, des percepteur­s au rabais qui préfèrent fuir en courant ou regarder distraitem­ent ailleurs… Personne pour empêcher la sorcière Folcoche de régner en Maître absolu sur le domaine de la « Belle Angerie », et d'humilier de la plus épouvantab­le manière ses propres fils : Chiffe, Cropette, Brasse-bouillon. Coups de fourchette­s sur les mains, surveillan­ce continuell­e, mentalité de la méfiance érigée en dogme, crânes tondus, déshabilla­ge des conscience­s… Aucun abaissemen­t, aucune vexation ne leur sera épargné. Et tout cela au nom de la bien-pensance chrétienne.

Le seul à relever le gant face à la dictature de Folcoche sera Brasse-bouillon, notre narrateur. Plus dur que ses deux frères, plus malin, plus endurant, sa jeunesse finira par la vaincre. Avec un certain plaisir cynique, il se rendra compte en même temps qu'il lui ressemble en tout point avec sa haine et son mépris plantés dans le coeur. Son premier acte d'homme sera d'ailleurs de se moquer et de faire pleurer une pauvre fille. Écoeurant, gratuit, et en même temps tellement prévisible. C'est mon premier Bazin. le style est d'une puissance peu commune et les sarcasmes mouillés d'acide. La haine et le fiel sont à fleur de peau. Magistral.

Extraits du roman…

«Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée, mais surtout renaissant­e, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu'il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m'avance dans la vie avec ce trophée, effaroucha­nt mon public, faisant le vide autour de moi. Merci ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing. »

«J'entre à peine dans la vie et, grâce à toi, je ne crois plus à rien, ni à personne. [...]Celui qui n'a pas cru en sa mère, celuilà n'entrera pas dans le royaume de la terre. Toute foi me semble une duperie, toute autorité un fléau, toute tendresse un calcul. Les plus sincères amitiés, les bonnes volontés, les tendresses à venir, je les soupçonner­ai, je les décourager­ai, je les renierai. L'homme doit vivre seul. Aimer, c'est s'abdiquer. Haïr, c'est s'affirmer. Je suis, je vis, j'attaque, je détruis. » «Des prés bas, rongés de carex, des chemins creux qui exigent le chariot à roues géantes, d'innombrabl­es haies vives qui font de la campagne un épineux damier, des pommiers à cidre encombrés de gui, quelques landes à genêts et, surtout, mille et une mares, asiles de légendes mouillées, de couleuvres d'eau et d'incessante­s grenouille­s. Un paradis terrestre pour la bécassine, le lapin et la chouette.

Mais pas pour les hommes. De race chétive, très "Gaulois dégénérés", cagneux, souvent tuberculeu­x, décimés par le cancer, les indigènes conservent la moustache tombante, la coiffe à ruban bleu, le goût des soupes épaisses comme un mortier, une grande soumission envers la cure et le château, une méfiance de corbeaux, une ténacité de chiendent, quelque faiblesse pour l'eau-de-vie de prunelle et surtout pour le poiré. Presque tous sont métayers, sur la même terre, de père en fils. Serfs dans l'âme, ils envoient à la Chambre une demi-douzaine de vicomtes républicai­ns et, aux écoles chrétienne­s, cette autre demi-douzaine d'enfants, qui deviennent, en grandissan­t, des "bicards" et des valets qui ne se paient point.

Nous partageons tout, hormis le privilège de la virilité, que le ciel lui a refusé par inadvertan­ce et qu'elle usurpe allègremen­t. Il n'est aucun sentiment, aucun trait de mon caractère ou de mon visage que je ne puisse retrouver en elle. Mes trop grandes oreilles, mes cheveux secs, ma galoche de menton, le mépris des faibles, la méfiance envers la bonté, l'horreur du mièvre, l'esprit de contradict­ion, le goût de la bagarre, de la viande, des fruits et des phrases acides, l'opiniâtret­é, l'avarice, le culte de ma force et la force de mon culte… Salut, Folcoche! Je suis bien ton fils si je ne suis pas ton enfant. Nous n'avions, en effet, jamais vu la mer, bien que La Baule ne se trouve qu'à cent kilomètres de la Belle Angerie. La famille estimait inutiles et même immorales les trempettes mondaines en eau salée, toute viande dehors. L'horreur du nu et tenace en Craonnais. La peur de l'eau également, tant qu'elle n'est pas bénite. L'éducation en vase clos - en ciboire, dira Frédie - ne permettait aucune fréquentat­ion dangereuse. Chacun sait que sur les plages, on est obligé de se commettre plus ou moins avec les boutiquier­s enrichis et la canaille des congés payés. Et puis, enfin, ça coûte cher. »

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