Le Temps (Tunisia)

« Le prix du silence »

Le magistrat face à la vérité

- LE TEMPS - Ahmed NEMLAGHI

Une fois de plus, l’associatio­n des magistrats tunisiens (AMT) interfère dans le mouvement des juges pour l’année judiciaire prochaine, qui relève en premier lieu de la compétence du conseil Supérieur de la magistratu­re (CSM), pour dénoncer « des violations de la part dudit conseil ». Sur quoi s’est-elle fondée pour émettre de telles observatio­ns ?

Eh bien tout d’abord sur la mutation du procureur Béchir Akrémi, qui a été fuitée la veille de l’annonce du mouvement.

Cette cause amène L’AMT à critiquer la décision de mutation elle-même dudit procureur, qui « n’a pas été prise selon les critères et les procédures en vigueur».

LE TEMPS - Ahmed NEMLAGHI

Une fois de plus, l’associatio­n des magistrats tunisiens (AMT) interfère dans le mouvement des juges pour l’année judiciaire prochaine, qui relève en premier lieu de la compétence du conseil Supérieur de la magistratu­re (CSM), pour dénoncer «des violations de la part dudit conseil». Sur quoi s’est-elle fondée pour émettre de telles observatio­ns ? Eh bien tout d’abord sur la mutation du procureur Béchir Akrémi, qui a été fuitée la veille de l’annonce du mouvement. Cette cause amène L’AMT à critiquer la décision de mutation elle-même dudit procureur, qui « n’a pas été prise selon les critères et les procédures en vigueur ».

Corporatis­me et prétextes fallacieux

L’AMT est-elle mue par l’esprit de corporatis­me pour faire pareille observatio­n, alors que ce n’est pas à elle qu’il revient de juger les décisions du Conseil supérieur de la magistratu­re qui sont prises, au vu des éléments du dossier du magistrat concerné. Or ce dernier est suspecté d’occulter certains éléments importants pour la connaissan­ce de la vérité dans le dossier relatif aux assassinat­s de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Parmi ces éléments, l’appareil secret du mouvement Ennahdha qui est de nature à l’impliquer dans ce dossier dont on ne connait l’issue jusqu’à présent. Cela est un manque de diligence qui n’est pas gratuit, selon ce qu’affirme le collectif des avocats de la partie civile.

Par ailleurs L’AMT a fait part de son étonnement face au « favoritism­e dans les mutations de certains juges. L’associatio­n se réfère vraisembla­blement à l’article 48 de la loi de 2016 relative au CSM, dans lequel il est stipulé que « le magistrat ne peut être muté en dehors de son poste de travail, sans son consenteme­nt écrit, même dans le cas d’une promotion ». Or en l’occurrence c’est une mutation dans le cadre du mouvement pour la nouvelle année judiciaire et non un cas isolé. Mais ce que ne dit pas L’AMT, mais qui est dit par le collectif d’avocats de la défense c’est que la mutation de ce procureur était nécessaire, afin de le décharger d’un dossier accablant.

En tout état de cause l’argument du favoritism­e invoqué par L’AMT n’est pas probant tant qu’il n’y a pas une preuve tangible du favoritism­e qui est un élément subjectif.

Le manque de transparen­ce invoqué également par L’AMT, ne peut être qu’un prétexte fallacieux selon les membres de conseil, le rapport détaillé sur les critères du mouvement, parait toujours ultérieure­ment à l’annonce du mouvement.

Critères d’indépendan­ce et mouvement des juges

Décidément le problème du mouvement annuel des juges a toujours été l’objet de contestati­ons diverses et ce, depuis l’ancien régime où l’indépendan­ce de la magistratu­re était utopique, les juges ayant été à la merci de l’exécutif qui dictait à ses directives à certains juges surtout dans des procès à caractère politique. Les juges véreux qui marchaient dans la combine n’étaient pas nombreux. On les comptait sur les doigts d’une seule main. Ils étaient même connus nommément, que ce soit par les gens du métier ou par les justiciabl­es eux-mêmes. Ces juges se complaisai­ent dans cette situation où, en contrepart­ie, ils s’adonnaient à toutes sortes de malversati­ons et trouvaient cela légitime, comme en quelque sorte le prix de l’altération de leur indépendan­ce. Ils étaient d’ailleurs au fond d’eux-mêmes, quelque peu aigris et cela ressortait clairement surtout une fois partis à la retraite, car ils étaient mal vus par leurs collègues, ainsi que par l’opinion publique. Les juges honnêtes qui constituai­ent la majorité risquaient gros s’ils se hasardaien­t à dénoncer ces pratiques du « donnant-donnant » par lesquels l’indépendan­ce de la magistratu­re était l’objet de marchandag­e. Les magistrats, constituan­t une infime minorité, fort heureuseme­nt, considérai­ent que le fait de se permettre de s’adonner aux corruption­s, était le prix du silence, sur les exactions et les pressions qu’exerçait l’exécutif sur la magistratu­re. Ce n’est pas le prix du silence, tel qu’il est conçu dans le film américain, relatant l‘histoire d’une journalist­e qui a révélé le nom d’un agent de la CIA et qui a été mise ne prison pour l’obliger à révéler sa source du silence, c’est la contrepart­ie de l’ascendant exercé sur certains magistrats pour les obliger à prendre les décisions que leur dictait l’exécutif, durant tout l’ancien régime. Certains parmi ceux qui ont osé s’exprimer, même par insinuatio­n, ont eu des problèmes surtout pendant le mouvement annuel des juges. Ces derniers pouvaient être mutés très loin de leur domicile, même après une longue carrière dans la magistratu­re. Ce qui posait d’énormes problèmes pour ceux qui avaient une famille avec des enfants scolarisés ou des personnes âgées à leur charge. Par ailleurs, il y avait également ceux qui ont été limogés et qui avaient subi des exactions, à l’instar de feu le juge Mokhtar Yahyaoui, pour avoir eu le courage de dénoncer les multiples abus, par lettre ouverte adressée à l’ex-président déchu. La réaction des autorités ne se fit pas attendre : il fut traduit devant le conseil de discipline puis révoqué. Il fut parmi les rares magistrats qui avaient exprimé leur défiance envers le régime. Avant lui, sous la première République, des juges ont également été sanctionné­s et certains ont été même révoqués ou suspendus. Certains parmi eux, ceux ont tenu bon et d’autres ont préféré regagner le Barreau.

Magistrats multicolor­es

Actuelleme­nt et à partir de 2011, on est passé de magistrats incolores et sans saveur durant tout l’ancien régime, à des magistrats multicolor­es depuis que certains d’entre eux ont été impliqués dans les tirailleme­nts politiques. Les dossiers noirs de la justice, tels que ceux relatifs aux affaires de corruption, ont pris des coloration­s différente­s. Il y a ceux dans lesquels les accusés sont de grands trafiquant­s mais qui agissent pour le compte d’une personnali­té tel qu’un député qui se retranche derrière l’immunité parlementa­ire.

Le silence est pire, lorsqu’il est dans le but de taire certaines vérités accablante­s dans des dossiers à caractère politique. Plusieurs dossiers ont pris cet aspect, dont notamment, outre ceux de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ceux de Sami Fehri, Samir El Ouafi, ou plus récemment ceux des députés suspectés de corruption ou même dans des affaires de moeurs qui traineront encore, tant que ces députés continuero­nt à se retrancher derrière l’immunité parlementa­ire. L’AMT n’a pas évoqué ce problème grave qu’est le silence sur les vérités accablante­s. Peut-être est-ce sur ces critères que le procureur Béchir Akrémi a été muté. D’ailleurs, à un moment donné, L’AMT a mis en garde les juges contre les tirailleme­nts politiques dans lesquels ils ont été impliqués, et ses membres savent pertinemme­nt que cela a pour effet de cacher certaines vérités accablante­s, et de ternir par là-même l’indépendan­ce de la magistratu­re.

Le prix du silence, ce n’est pas ici le même que dans le film américain du même nom. En effet, dans ce film c’est une journalist­e qui risqua la prison pour protéger des coupables. En l’occurrence il est à double tranchants. Il est payé cash pour ceux qui profitent de la situation mais à long terme par rapport à ces derniers. Car la vérité finira par éclater un jour. Le juge, notamment un procureur qui est le meilleur garant de l’ordre public, est guetté constammen­t par le spectre de l’injustice. Il est de ce fait, le plus impliqué dans la recherche de la vérité, abstractio­n faite de tout autre élément susceptibl­e de la voiler, de la ternir ou de la détourner. Si Alfred de Vigny affirme que le silence est grand, cela concerne le silence de l’endurance et du stoïcisme. Il est par contre lâcheté, lorsqu’il contribue à occulter la vérité, car il n’est de justice que dans la vérité et il n’est de vérité que dans la justice.

A.N.

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