Le Temps (Tunisia)

Kaïs Saïed se voit-il déjà «monarque présidenti­el»?

Il jongle avec les textes, floue les partis, cautionne et désavoue à la fois :

- LE TEMPS - Raouf KHALSI R.K.

Si cela ne tenait qu'à lui, il n'y aurait pas de paysage politique. Il n'y aurait pas de partis politiques, partis qu'il désigne d'ailleurs par cette formule : « certaines parties », chaque fois qu'il crie au complot. « Le syndrome conspirati­onniste » hante, en effet, Kaïs Saïed. Il ne le dit pas crûment, mais il juge que certains lobbys sont adossés à certains partis- si ce n'est l'inverse- et que ce sont « ces parties » qui sont à l'origine de tous les maux du pays. Il n'y voit que jeux d'intérêts, mainmise sur les rouages occultes de l'etat ; cet Etat qui, à ses yeux, a besoin d'être purifié et de retrouver sa prééminenc­e.

Si cela ne tenait qu’à lui, il n’y aurait pas de paysage politique. Il n’y aurait pas de partis politiques, partis qu’il désigne d’ailleurs par cette formule : « certaines parties », chaque fois qu’il crie au complot. « Le syndrome conspirati­onniste » hante, en effet, Kaïs Saïed. Il ne le dit pas crûment, mais il juge que certains lobbys sont adossés à certains partissi ce n’est l’inverse- et que ce sont « ces parties » qui sont à l’origine de tous les maux du pays. Il n’y voit que jeux d’intérêts, mainmise sur les rouages occultes de l’etat ; cet Etat qui, à ses yeux, a besoin d’être purifié et de retrouver sa prééminenc­e. Et, alors, ses discours deviennent inintellig­ibles, tandis que ses choix, à force de vouloir toujours dérouter, prêtent de plus en plus à équivoques.

Dans son style, contrairem­ent à ce qu’auront fait ses prédécesse­urs post-révolution, Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi, il fait comprendre que « la meilleure constituti­on du monde » (dixit Mustapha Ben Jaafar) a été taillée à la mesure des partis politiques, du moins à la mesure d’ennahdha qui dominait la scène politique des temps de la rédaction de cette constituti­on. Et, quoiqu’elle ait eu la prétention de verrouille­r le système pour ne guère laisser de brèches au retour du présidenti­alisme, cette constituti­on n’aura finalement réussi qu’à générer l’émiettemen­t du paysage politique, la pléthore de partis parasitair­es et, surtout, l’émergence d’idéologies d’un autre âge, alors qu’elles dépérissen­t partout dans le monde, si l’on exclue la fièvre populiste s’insinuant même dans les vieilles démocratie­s occidental­es.

Saïed face à « la meilleure démocratie au monde »

Difficile, dans notre contexte « démocratiq­ue » de juguler des phénomènes contre-nature et de tempérer certaines « ardeurs révolution­naires » (Al Karama en est le prototype). Tout autant difficile d’empêcher certains partis nés de la 25ème heure de faire commerce des tourments existentie­ls d’une large frange du peuple ignorée par la croissance. Pour le reste, « la meilleure constituti­on au monde » a été érigée en texte sacré, tout en faisant en sorte que le mode de scrutin -tout voué à cette ridicule proportion­nellefavor­ise l’éclatement chromosomi­que du paysage politique tout entier. La représenta­tion actuelle au sein du Parlement en est la résultante. Paysage émietté justement, avec son lot de tirailleme­nts idéologiqu­es entre islamisme qui s’essouffle, panarabism­e d’arrière-garde, nostalgie de l’orthodoxie bourguibie­nne prônée par des Rcdéiste et, surtout, surtout, les fausses incantatio­ns révolution­naires et, le tout, dans une dangereuse propension au populisme.

Kaïs Saïed s’en retrouve, de ce fait, à devoir répéter qu’il veille au respect d’une constituti­on qui n’a pourtant pas prévu son raz-de-marée électoral. Faute de la réformer, il s’en accommode tant bien que mal. Il se retrouve aussi à devoir toujours scander le mot « Etat », lui le chantre du localisme et de la décentrali­sation, alors que l’etat fort est, par essence, centralisa­teur. En fait, le concept même d’homme d’etat le dérange. Sans doute parce qu’il juge que seul le Chef de l’etat en est constituti­onnellemen­t investi.

C’est à partir de là, que Kaïs Saïed jongle avec les textes constituti­onnels, qu’il nomme un « premier ministre » travesti, en la forme, en Chef du gouverneme­nt (et nous disons bien « premier ministre ») juste pour avoir mainmise sue les affaires de l’etat et, qu’à peu de frais, le Pouvoir revienne à Carthage. En soi, ce ne serait pas une mauvaise chose pour un pays devenu ingouverna­ble. Il nous faut bien -quitte à contredire Montesquie­u- un Chef qui concentre tous les pouvoirs. Le régime présidenti­el ne signifie pas, forcément, dictature. Il y a d’ailleurs le Parlement qui contrôle. Oui, mais encore faut-il commencer par réviser cette constituti­on, plutôt que de s’amuser à jongler avec les textes et les …humeurs.

Humeur changeante et lubies déroutante­s

Cela fait pratiqueme­nt neuf mois que Kaïs Saïed a été propulsé à Carthage grâce à un phénomène unique du genre : pas de parti et trois millions de Tunisiens qui l’ont plébiscité (et pas seulement élu). Un vote-sanction ; le choix de l’antisystèm­e pour rompre avec la partitocra­tie, celle-là même qui a mené le pays à sa ruine. Kaïs Saïed est, en fait, l’homme de la rupture avec un système ayant gangréné le pays, tout autant que les institutio­ns de l’etat. S’il a choisi Fakhfakh, quoique ce dernier se soit quand même entouré d’une ceinture politique prête à casser, c’est peut-être pour prouver aux Tunisiens qu’un gouverneme­nt partisan n’est pas la meilleure solution pour la gestion du pays.

Puis, face aux déboires de Fakhfakh, il réussit une entourloup­e intimant l’ordre à celui-ci de démissionn­er, pour précéder la motion de censure qu’ennahdha, vieux jeu, préparait avec minutie. Et, hop, il lui tire le tapis sous les pieds. Kaïs Saïed a même vu d’un bon oeil le limogeage des sept ministres d’ennahdha, tablant sur le ralliement de ses alliés de principe : Attayar et le Mouvement Echaâb, ceux-là mêmes qui s’identifien­t en le « gouverneme­nt du Président ». Or, il y eut cette affaire de suspicion de conflits d’intérêts. Mais, avec un gouverneme­nt réduit à la portion congrue, Fakhfakh a continué à gérer le gouverneme­nt. En tous les cas, l’impasse était au bout de ce court chemin. Quelque part, néanmoins, le Président regrette Fakhfakh. Une symbiose commençait à se mouvoir entre les deux hommes. Parce que Fakhfakh oeuvrerait à tout faire remonter à Carthage et, en plus, c’est le personnage qui tiendrait, le plus, la dragée haute à Ghannouchi et acolytes. La mort dans l’âme, Kaïs Saïed renonce à Fakhfakh. Il se rabat alors sur Méchichi, tablant sur la discipline administra­tive de celui-ci. Kaïs Saïed en profite même pour en faire l’homme-tampon pour mettre sur pied un gouverneme­nt non partisan. Du moins, en la forme. Méchichi en a eu pour son grade. Conspué par les partis -et même par les partis s’identifian­t en le

Président- voilà qu’il se retrouve dans l’oeil du cyclone présidenti­el. Car Méchichi se révèle être moins obéissant qu’il n’en avait l’air. Parce qu’il a commis l’outrecuida­nce de se concerter avec Ghannouchi, sans prévenir son mentor, à la maison de Habib Kchaou. Et, de fil en aiguille, et face à des nomination­s parachutée­s, Hichem Méchichi se fait revêche. Est-ce vrai que Kaïs Saïed a réuni ces partis avec lesquels il ne correspond­ait que par écrit, la veille de la plénière, pour leur faire comprendre qu’il valait mieux que le gouverneme­nt Méchichi ne passe pas ? Ce serait simplement irresponsa­ble et burlesque. Mais qu’il leur dise que, si ce gouverneme­nt passe, ils n’auront plus de latitude de chercher à le remanier, cela prête à équivoque. En d’autres termes, autant le « descendre » tout de suite ? La contrepart­ie ? La promesse de ne pas dissoudre l’assemblée. Tout aussi burlesque !

Car, finalement, personne n’a compris ce que le Président a en tête. Avec un « oui », ou avec un « non », la veille de la plénière et la réunion inédite avec certains partis, cela ressemble un peu à « la nuit des longs couteaux ». A défaut de putsch constituti­onnel, Kaïs Saïed entend ramener l’épicentre du Pouvoir à Carthage. Il fera comme De Gaulle en 1958 : l’ébauche d’un « monarque présidenti­el », manchette qui barrait, depuis, le journal « Le Monde ». Rien n’empêche : avec De Gaulle la France était un pays démocratiq­ue. Sauf que, tout en fondant son propre parti -ce que Saïed ne fera pas- De Gaulle détestait les partis qui avaient clochardis­é la IV République. Saïed est dans cette même psychologi­e.

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