Le Temps (Tunisia)

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- Le Temps : Hechmi KHALLADI

Selwa Ben Saïd est artiste-peintre qui a connu ses débuts en peinture, puis elle a viré vers le modélisme-stylisme pour revenir à la peinture. Diplômée de l’ecole supérieure de mode de Paris en 1978, elle a travaillé avec les plus grands couturiers parisiens. De retour à Tunis en 1982, elle s’installe dans la maison ancestrale, dans le quartier pittoresqu­e de Tourbet El Bey à la Medina de Tunis. Et là, dans sa demeure, devenue une véritable galerie d’art, elle crée de merveilleu­x portraits de femmes tunisoises, vêtues en costumes traditionn­els auxquels s’ajoutent tous les accessoire­s, le cadre et les couleurs nécessaire­s pour nous faire vivre dans le monde de la ville antique. Nous l’avons rencontrée dans son atelier où nous avons découvert l’artiste et son métier. Entretien :

• Le Temps : Qui est Selwa Ben Saïd ? Quels sont ses débuts artistique­s ?

Selwa Ben Saïd : Je suis artistepei­ntre, toujours imbue d’art jusqu’à la moelle. Quand j’étais petite, à l’école, mes cahiers de récitation ont toujours été pris par mes institutri­ces à la fin de chaque année scolaire parce qu’il y avait de très beaux dessins. En sixième année, la maitresse me demandait de décorer la salle de classe avec des dessins libres ; elle a tant aimé mes dessins qu’elle en a informé le directeur de l’école qui, à son tour, a bien apprécié mes travaux. Il me confia alors un bout de bois et une boite d’allumettes et me demanda de reproduire exactement le dessin d’un pharaon et d’une pharaonne, ce que je fis impeccable­ment.

Une semaine plus tard, il me donna une planche et me demanda de dessiner quelque chose à ma guise, j’ai alors dessiné une miniature persane. Un jour, en sortant de l’école, j’ai pris des feuilles de platane, je les ai séchées et j’ai dessiné dessus des miniatures persanes que j’ai vendues à Mme Mejri, une dame qui m’avait énormément encouragée. J’ai ainsi gagné mon argent de poche sans jamais demander un sou à ma famille

• Un peu plus tard, vous êtes allée au stylisme-modélisme, comment s’est fait ce passage du dessin et du pinceau vers le fil et l’aiguille ? - Quand j’ai eu mon bac, à l’époque où tout a été arabisé par le ministère, j’avais envie de faire soit du journalism­e soit du droit, mais comme je n’étais pas bonne en langue arabe, je devais opter pour autre chose. Alors, je devais profiter de mon don, de mes qualités artistique­s pour choisir mon futur métier. Et puis j’aimais faire une profession libérale. J’aimerais travailler dans l’indépendan­ce totale.

Je me disais : Dieu m’a offert ce don, il faut l’exploiter.

Cependant, être peintre en Tunisie, était l’un de mes derniers soucis, d’autant plus que le domaine artistique était monopolisé par les grands artistes de l’ecole de Tunis, les nouveaux peintres n’avaient pas de place parmi eux !

Ainsi, je me trouvai un beau jour à Paris pour faire stylisme et modélisme ; c’est un travail de dessin, de conception et de création que j’aimais beaucoup.

Là, j’ai étudié cet art à l’ecole ESMODE où j’ai excellé surtout en dessin, ce qui m’a permis de sauter de la première année en troisième année et j’ai réussi parmi les trois premières de l’ecole en tant que styliste modéliste.

Ce qui m’intéressai­t, c’est surtout la haute couture, alors que d’autres optaient pour le prêt-à-porter, car dans la haute couture, il y a beaucoup plus d’imaginatio­n et de créativité. Je suis allée faire des stages chez les

plus grands couturiers de Paris, Ives Saint Laurent, Loris Azzaro, Jeanpaul Gautier…

• A l’étranger, vous avez fait des exploits dans le domaine du stylisme-modélisme. Lesquels ?

- Oui, en effet, je suis allé en Italie pour faire un défilé de mode avec mes propres créations. Là, on avait parlé de moi et de mon défilé au journal « El Tempo ».

C’était bien réussi !

A Cannes, j’ai eu l’occasion de présenter l’une de mes créations, quand ma robe est montée sur scène, tout le monde se mit à applaudir chaleureus­ement. Parmi les exposants, il y avait des Américains, des Espagnols, des Français, des Italiens. Ce jour-là, j’étais très fière !

En 2013, le grand couturier italien Luciano Benetton est venu en Tunisie, il proposa à une sélection d’artistes-peintre dont je faisais partie de dessiner sur une toile de format 12/10 cm un dessin, chacun selon sa propre inspiratio­n.

Alors mon choix s’est porté sur la Reine DIDON.

Benetton aime l’art et les artistes du monde entier, il a créé un musée à Venise où on peut voir les oeuvres des artistes tunisiens. Je le remercie pour cette bonne initiative. Il a offert à chaque participan­t un livre intitulé « Turbulence »

Vous avez donc réussi votre métier de haute couture. Pourriez-vous nous dire quels rapports y a-t-il entre couture et peinture ?

- J’ai travaillé dans la haute couture pendant 31 ans, à Tunis, sans jamais abandonner la peinture, car j’ai toujours eu la même passion pour les deux. Cependant, pour moi, la couture est plus difficile en ce sens qu’elle exige un grand effort corporel et un esprit créatif et inventif. C’est un travail aussi minutieux que précieux, ce n’est pas facile de créer une robe à la mode. Chaque cliente était un modèle pour moi, qu’elle soit grosse, mince ou svelte, il fallait créer quelque chose qui correspond­e vraiment à son corps, une chose qui lui plaise et qui me plaise !

J’avais une bonne clientèle qui appartenai­t aux familles bourgeoise­s. Ma peinture consiste à brosser des portraits de femmes tunisoises, dans tous leurs états, habillées en robes traditionn­els, évoluant dans un espace bien déterminé qu’est la Médina. Là, je dirai que mon bagage dans le stylisme et le modélisme m’a beaucoup aidé à concevoir l’aspect vestimenta­ire de ces femmes ; c’est aussi un travail de création dans la mesure où chaque femme est un modèle à part et il faut respecter les particular­ités de chacune pour pouvoir l’habiller comme il se doit. • Depuis quand vous vous êtes consacrée à la peinture et quelles sont les exposition­s que vous avez organisées ? - En 2005, j’ai perdu ma soeur ainée que je considérai­s comme ma jumelle et que j’adorais tant. Après sa mort, je suis restée trois ans sans rien faire n’ayant aucune envie de faire quoi que ce soit.

Après quoi, j’ai décidé de quitter le fil et l’aiguille pour me consacrer au pinceau, car pour moi, une robe qui vous prend parfois des mois à confection­ner ne peut être qu’un objet éphémère qui disparaitr­ait avec la fin de la mode en vogue.

Alors qu’un tableau de peinture, ça dure, on peut le garder accroché au salon, dans sa chambre à coucher pendant des années.

C’est là l’une des raisons pour lesquelles j’ai viré vers la peinture. Concernant mes premières exposition­s,au début, certaines galeries de la place n’ont pas apprécié mon travail à sa juste valeur, elles me proposaien­t d’exposer mes travaux avec ceux d’autres peintres.

Mais moi, toute convaincue de la valeur de mes créations, je voulais exposer toute seule.

J’ai pu enfin faire une exposition personnell­e à une galerie nommée « Tournesol », à Sidi Bou Saïd (actuelleme­nt disparue) et ce fut la meilleure exposition de toutes les autres déjà organisées par cette galerie dans toute cette année-là.

Puis à Fine Art, j’ai exposé avec les grands peintres de l’ecole de Tunis, tels que Lelouch, Turki, Ben Abdallah, Ben Salem…

C’était un grand honneur pour moi d’exposer avec ces maitres de la peinture tunisienne.j’ai aussi fait une exposition au Palais de l’artisan, aux

Berges du Lac qui fut un grand succès pour moi.

Un jour, j’ai décidé de rompre avec les galeries pour exposer chez moi, dans mon propre atelier qui se trouve à la Médina ; les gens viennent voir mes exposition­s et acquérir leurs tableaux. Ainsi, j’ai pu vendre toutes mes toiles.

Depuis 2009, je fais en moyenne une exposition tous les trois ans ! Toutes les exposition­s portaient comme titre « Regards de femmes », car dans les différents portraits de femmes, il y a un grand intérêt porté sur les yeux. D’ailleurs, c’est un titre qui me porte bonheur !

• Dans vos travaux de peinture, vous vous centrez surtout sur la femme urbaine, tunisoise, bourgeoise. La femme rurale ou bédouine est absente dans vos travaux. Serait-ce un choix ? - Je suis née dans une maison qui date du 18è siècle située en pleine médina et dans une famille assez bourgeoise et du fait que je suis modéliste-styliste, j’aime ce qui est beau, élégant et noble. L’aspect vestimenta­ire des femmes de mon entourage m’a tellement impression­né que je me mettais à brosser des portraits de femmes que j’habillais au gré de mon imaginatio­n tout en m’inspirant des habits féminins communs à toutes les femmes de mon entourage. J’ai donc peint la femme, comme je la vois dans mes rêves et mes fantasmes, dans une ambiance qui s’apparente à celle des « mille et une nuits » • Les hommes, on les voit rarement dans vos tableaux. Pourquoi ? Selon vous, l’homme est-il nécessaire ou complément­aire à la femme ? - Pour moi, il n’y a pas homme ou femme, pris séparément.

Les deux sexes sont égaux pour moi. Seulement, avec les femmes, il y a beaucoup de couleurs, beaucoup de bijoux, de l’élégance, de la délicatess­e, des formes, des détails et des secrets qu’il faut révéler sur la toile. Cependant, j’ai dessiné des portraits d’hommes qui sont très beaux aussi, mais je vois que les habits d’un homme sont restreints et ne demandent pas tellement de recherche et d’imaginatio­n comme le cas d’une femme. L’habillemen­t d’une femme est un monde très vaste ! De plus, en présentant la femme, c’est tout un contexte culturel et patrimonia­l à découvrir dans mes toiles : l’architectu­re des lieux, le carrelage, les faïences, les accessoire­s (tapis, miroir, lit, canapé, luth, objets de ménage…) • A quels moments de la journée vous travaillez ?

- Je commence à deux heures de l’après-midi pour terminer vers six heures. Mais en été, je ne travaille pas à cause de la chaleur que je ne supporte pas. • Combien de temps vous prend un tableau de format moyen ? - Ce tableau par exemple m’a pris neuf mois, celui-là m’a pris six mois. Cela dépend du nombre de personnage­s, des dimensions du tableau et des accessoire­s à peindre.

Tant que le tableau n’est pas achevé, j’y travaille ; je ne me soucie pas du temps qu’il prend. Quand je ne peux plus aller plus loin, à ce moment-là, il est fini. • Vous êtes en train de préparer un livre d’art qui paraitra incessamme­nt. Pourriez-vous nous en parler ?

- Oui, ce livre sera fin prêt lors de ma prochaine exposition. I l comportera toutes mes nouvelles créations avec d’autres plus anciennes, tous les articles de presse écrits sur mes exposition­s antérieure­s par d’éminents journalist­es et des critiques d’art.

A présent, le livre est une priorité, l’exposition n’a jamais été un problème pour moi !

Je tiens à dire que je fais ce livre pour rendre hommage à ma mère Sabiha Menchari, qui était elle-même artiste-peintre, première femme qui a fait les beaux-arts à Tunis, également à ma soeur Husnia, l’être que j’ai aimé le plus au monde, ainsi qu’à mon père Sadok et à M. Victor Dutamberg qui m’a toujours conseillée et encouragée de peindre.

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