Le Temps (Tunisia)

Les États-unis sont-ils au bord d'une insurrecti­on armée?

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David Kilcullen est l'une des principale­s autorités mondiales en matière d'insurrecti­ons. Il les étudie depuis des décennies. Il les a combattues, d'abord en tant que soldat d'infanterie dans l'armée australien­ne, puis en tant que conseiller de l'armée américaine. Ses derniers travaux universita­ires ont porté sur leur rôle dans les conflits urbains.

Aussi, lorsque Kilcullen affirme que les Étatsunis sont actuelleme­nt dans un état «pré-insurectio­nnel», il peut être intéressan­t de s'asseoir pour l'écouter (en tremblant un peu tout de même).

La définition officielle d'une insurrecti­on aux États-unis est «l'utilisatio­n organisée de la subversion et de la violence afin de s'emparer du pouvoir politique, de le supprimer ou de le compromett­re». Un état «pré-insurrecti­onnel» peut se produire lorsque «des actions désorganis­ées menées par divers groupes» –suivies par l'organisati­on, la formation, l'acquisitio­n de ressources (notamment des armes) et le renforceme­nt du soutien public– entraînent des «incidents violents de plus en plus fréquents», reflétant «une meilleure organisati­on et une structurat­ion des projets».

Kilcullen soutient que c'est ce à quoi nous avons assisté ces derniers mois avec les vagues de provocatio­ns et de violences urbaines qui ont frappé les villes américaine­s à la suite du meurtre de George Floyd par des policiers, le 25 mai dernier. Dans l'ensemble, ces violences n'ont pas été le fait des manifestan­t·es, mais d'extrémiste­s –aussi bien de gauche que de droite– qui se sont greffé·es aux manifestat­ions et contre-manifestat­ions, profitant du désordre.

Dans certains cas, les violences ont été commises par des «idiots individuel­s» (comme les appelle Kilcullen), comme ce fut le cas notamment pour Kyle Rittenhous­e, le «gardien» autoprocla­mé de 17 ans, qui, après avoir lu les délires en ligne de la droite radicale, a quitté son Illinois natal pour rejoindre Kenosha, dans le Wisconsin, où, armé d'un fusil semi-automatiqu­e, il a fini par tirer sur trois personnes, tuant deux d'entre elles, qui manifestai­ent après le meurtre par des policiers de Jacob Blake.

Ondes de choc

La violence augmente aux États-unis. D'après un rapport récent de l'armed Conflict Location & Event Data Project (qui observe habituelle­ment les violences dans les pays en guerre), 20 groupes violents –de droite comme de gauche– ont pris part à plus de 100 manifestat­ions liées à la mort de George Floyd. En juin, il y a eu 17 contre-manifestat­ions menées par des groupes de droite, dont l'une a déclenché des violences. En juillet, on a recensé 160 contre-manifestat­ions, dont 18 avec violence.

Les milices armées ne sont pas une nouveauté aux États-unis. Il y a dix ans, Kilcullen avait recensé quelque 380 groupes de droite et 50 de gauche, dont beaucoup étaient armés. Au début des années 1990, le face-à-face entre le FBI et la secte des Davidiens à Waco, au Texas, fait 80 morts. L'événement incite alors Timothy Mcveigh et ses amis extrémiste­s à faire exploser un bâtiment fédéral à Oklahoma City, tuant 168 personnes. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, des groupes d'extrême gauche tels que le Weather Undergroun­d posent des bombes à travers tout le pays, les Black Panthers sont impliqués dans des fusillades avec les forces de police à Oakland et Chicago, et plusieurs manifestat­ions tant en faveur que contre la guerre du Vietnam (auxquelles participai­ent principale­ment des étudiant·es et des ouvrièr·es) s'achèvent en émeutes violentes.

En dehors de ces derniers heurts (qui n'impliquaie­nt toutefois pas de groupes organisés et étaient loin de constituer des insurrecti­ons), ces incidents passés reflétaien­t rarement les clivages divisant les partis politiques du pays. C'est l'une des raisons pour lesquelles les conflits actuels sont différents et, potentiell­ement, plus dangereux.

Une autre différence et un autre danger est la prédominan­ce des réseaux de télévision par câble et des médias sociaux, qui amplifient et propagent les ondes de choc. Des incidents qui, par le passé, auraient pu rester locaux, deviennent rapidement viraux, à l'échelle nationale ou mondiale, incitant d'autres personnes à se joindre à eux.

Après le double homicide de Rittenhous­e à Kenosha, plusieurs militant·es de droite l'ont présenté comme un héros. Un animateur de la chaîne Fox News, Tucker Carlson, l'a salué pour avoir décidé qu'il devait «maintenir l'ordre quand personne d'autre ne voulait le faire». Ann Coulter, invitée régulière de Fox, a déclaré qu'elle voulait Rittenhous­e «pour président».

La montée de la peur

Kilcullen a également observé, dans les médias sociaux des milices, une montée constante de la rhétorique «déshumanis­ante»: la gauche traite la droite de «parasites», la droite traite la gauche (en particulie­r l'aile gauche de Black Lives Matter) de «rats». Cette tendance peut-être mise en parallèle, et s'intensifie, avec l'hostilité mutuelle qui existe entre démocrates et républicai­ns au Congrès et en politique en général.

Pendant ce temps, c'est une véritable poudrière qui est en train de se construire. Les demandes de casiers judiciaire­s auprès du FBI nécessaire­s à l'achat d'une arme ont atteint le record absolu de 3,9 millions en juin dernier. Beaucoup ont été faites par des personnes qui achetaient une arme pour la première fois (donc, par définition, peu entraînées et pouvant faire preuve d'imprudence). On estime à20 millions le nombre d'américain·es qui portent une arme à feu lorsqu'ils quittent leur domicile. Il suffit de quelques coups de feu pour que les choses s'embrasent.

Même dans des cas d'insurrecti­ons particuliè­rement intenses comme en Irak après la guerre, seulement 2% des insurgé·es avaient concrèteme­nt fait usage de leur arme à feu.

Kilcullen voit dans ce qui se passe aux Étatsunis un schéma similaire à celui qui a entraîné les insurrecti­ons en Colombie, en Libye et en Irak. Le facteur clé est la montée de la peur. Il cite le livre de Stathis Kalyvas The Logic of Violence in Civil War, qui observe que c'est la peur, et non la haine, qui est à l'origine des pires atrocités. «Toutes les guerres civiles et les insurrecti­ons de ces cinquante dernières années ont été motivées par la peur», explique Kilcullen. La politique et les tensions sociales actuelles sont dominées par trois peurs: la peur des autres groupes sociaux, la peur que ces autres groupes empiètent sur notre territoire et la peur que l'état n'ait plus la capacité de protéger la population.

Mais cela n'est pas une fatalité. «État préinsurre­ctionnel» ne veut pas dire qu'une insurrecti­on est inévitable. Les États-unis ne sont encore qu'au tout début de ce processus (un «moment pré-mcveigh», comme le décrit Kilcullen), d'autant que l'ampleur des troubles a été exagérée, notamment pour des raisons politiques. S'il y a eu des violences durant les manifestat­ions, cela s'est limité à quelques pâtés de maisons et ne s'est pas étendu à toute une ville. Contrairem­ent à ce que prétendent Trump et d'autres personnali­tés politiques républicai­nes, New York n'est pas devenu un «enfer», Portland n'est pas «en train de brûler» et Chicago n'est pas devenu plus dangereux que l'afghanista­n.

En d'autres termes, les dirigeant·es politiques (au niveau local et national) ont encore le temps de calmer la tempête, d'éteindre les flammes et de faire taire les provocateu­rs et provocatri­ces violentes de tous bords, tout en s'attaquant aux problèmes sociaux, politiques et ethniques sousjacent­s qui ont mis le feu aux manifestat­ions (légitimes).

La loi et l'ordre

Malheureus­ement, le président Donald Trump n'a aucun intérêt à voir le calme régner. Au contraire, il attise délibéréme­nt les flammes dans le cadre d'une stratégie électorale cynique. Il a refusé de critiquer Rittenhous­e, considéran­t ses actions comme de la légitime défense. En général, il ne s'en prend qu'aux militant·es de gauche, comme les militant·es antifas, mais n'attaque jamais ceux et celles de droite, comme les Boogaloo Bois, le Patriot Prayer ou les Proud Boys. En outre, il a associé les militant·es antifas aux manifestan­t·es réellement pacifiques de Black Lives Matter et au Parti démocrate. Ses déclaratio­ns encouragen­t des forces de l'ordre, dans certaines villes, à adopter le même point de vue. À Kenosha, des policièr·es ont été filmé·es en train de lancer des bouteilles d'eau à des militants armés de droite, les remerciant de leur venir en aide.

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