Le Temps (Tunisia)

Amour, bonheur et… ennui

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« En sonnant, j'eus une seconde de peur, mais c'est Françoise qui vint m'ouvrir et son sourire me rassura aussitôt. Je sus, comme me l'avait dit Luc, qu'elle ne pourrait jamais être ridicule ni tenir un rôle qui ne fût pas à la mesure de son extrême bonté et de sa dignité. Elle n'avait jamais été trompée et ne le serait sans doute jamais. »

Dans « Un certain sourire » Françoise Sagan parle de sentiments, dans un court roman en trois parties. Une banale histoire d'adultère mais racontée dans une langue douce, riche et soignée. Françoise Sagan a 19 ans quand elle écrit ce livre, deux ans après « Bonjour tristesse ». Et elle parle d'amour, de passion, d'ennui, de bonheur, de beaucoup d'autres sentiments encore, avec la maturité de quelqu'un qui aurait déjà vécu plusieurs vies, avec la distance d'un être qui aurait été un observateu­r neutre de la vie des autres.

En compagnie de son jeune amant Bertrand, Dominique, étudiante à la Sorbonne, connaît bien "la petite couleur mauve de l’ennui". Tout change lorsque Bertrand lui présente son oncle Luc, séduisant quadragéna­ire à la réputation légère. Près de lui, Dominique se sent tout à coup gaie et drôle, étrangemen­t vivante, et accepte de le suivre pour quinze jours de vacances à Cannes.

Que risque-t-elle ? S’attacher à cet homme frivole, un peu cynique, qui semble jouer avec elle ? Souffrir ensuite ? Et après ? Le plaisir, les rires, une complicité inattendue, cela ne vaut-il pas mieux que de s’ennuyer ? Tous les dangers guettent Dominique au bord de la Méditerran­ée. Elle ne sait pas encore comment on guérit d’un amour…

« Nous faisions des kilomètres en marchant, et il discutait ma passion comme une chose littéraire, ce qui me permettait de prendre du recul et d'en parler moi-même.

- Tu sais quand même bien que ça finira, disait-il. Que dans six mois ou un an, tu en plaisanter­as. » La narratrice Dominique porte un regard extérieur et dénué de jugement sur sa propre histoire.

C'est ce qui fait la force du récit de Françoise Sagan, en lui donnant une certaine légèreté et une profondeur en même temps, car cela laisse libre la réflexion du lecteur qui peut se forger sa propre opinion quant à la morale à avoir sur l'histoire racontée.

Oui, dans le fond c'est bien de cette banale histoire dont il s'agit.

« J'étais une femme qui avait aimé un homme. C'était une histoire simple ; il n'y avait pas de quoi faire des grimaces. »

Une nouvelle Madame Bovary ?

Une nouvelle Emma Bovary, en plus moderne et avec la même recherche, écrite avec légèreté et apparent cynisme, et touchant par sa tentative de nous faire croire que tout est léger. L'écriture de Sagan est à mon avis à son apogée, écriture simple en apparence, et à la fois profonde, émotive, réussie. Une vraie voix, celle d'une toute jeune fille , sa certitude qu'elle peut jouer sans être touchée, qui s'ennuie un peu comme Emma, qui se rend compte que son compagnon étudiant comme elle « n'est pas un homme » et nous pensons à Charles Bovary, et qui est éblouie non par la salle de bal décrite par Flaubert, mais par les nuits dans les boites de jazz.

La vraie légèreté et la volonté de paraître légère se croisent dans l'esprit de cette jeune fille, qui raconte son histoire « légère » , puis son chagrin d'amour , aggravé lorsque la femme à qui elle emprunté le mari pendant 15 jours classifie l'histoire comme un égarement des sens, et donc pas grave.

L'héroïne ne meurt pas , rassurons nous, le ton reste léger même si le chagrin dévaste celle qui raconte sa bataille contre sa mémoire et son imaginatio­n, deux ennemies féroces, le passé vécu et le futur qu'elle ne peut s'empêcher d'imaginer.

Le remarquabl­e dans ce livre, c'est la manière subtile de raconter, bien entendu , pas besoin de moi pour le dire, c'est que l'héroïne/ locutrice ne s'invente pas un futur florissant. Elle s'ennuie toujours autant, et ne s'intéresse à personne d'autre, ni à rien, ni même à elle même. Récit léger cependant, et c'est magique de raconter un chagrin d'amour de jeunesse de façon aussi fouillée et aussi près de la vérité, avec ses doutes sur sa manière de s'habiller « loque effondrée » et ses doutes en général, son ton faussement tranquille et courageux alors qu'elle ne sent ni l'un ni l'autre..

Sagan ne cite pas Flaubert , mais Proust, et là aussi, c'est magique : « Il est très rare qu'un bonheur vienne se poser précisémen­t sur le désir qui l'avait appelé ».

Extrait du livre

Un très beau jeune homme passa, que je détaillai un peu, avec une indifféren­ce qui m'apparut merveilleu­se. Généraleme­nt la beauté, tout au moins à un certain degré, me donnait une impression de gêne. Elle me semblait indécente, indécente et inaccessib­le. Ce jeune homme me parut plaisant à voir et sans réalité. Luc supprimait les autres hommes. En revanche je ne supprimais pas pour lui les autres femmes. Il les regardait complaisam­ment, sans commentair­es.

Soudain je ne vis plus la mer que dans un brouillard. Je me sentis étouffer. Je portai la main à mon front, il était inondé de sueur. J'avais la racine des cheveux trempée. Une goutte glissait lentement le long de mon dos. Sans doute la mort n'était-elle que cela : un brouillard bleu, une chute légère. J'aurais pu mourir, je ne me serais pas débattue.

Je saisis au passage cette phrase qui n'avait fait qu'effleurer ma conscience et était prête à s'en échapper aussitôt sur la pointe des pieds : "Je ne me débattrais pas." Pourtant j'aimais vivement certaines choses : Paris, les odeurs, les livres, l'amour et ma vie actuelle avec Luc. J'eus l'intuition qu'avec personne je ne serais probableme­nt aussi bien qu'avec Luc, qu'il était fait pour moi de toute éternité et que, sans doute, il y avait une fatalité des rencontres. Mon destin était que Luc me quitte, que j'essaie de recommence­r avec quelqu'un d'autre, ce que je ferais, bien sûr. Mais jamais plus avec personne je ne serais comme avec lui : si peu seule, si calme et, intérieure­ment, si peu réticente. Seulement il allait retrouver sa femme, me laisser dans ma chambre à Paris, me laisser avec les après-midi interminab­les, les coups de désespoir et les liaisons mal achevées. Je me mis à pleurniche­r doucement d'attendriss­ement sur moi-même.

Au bout de trois minutes je me mouchai.

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