Le Temps (Tunisia)

Le Pouvoir judiciaire réclame… « Justice » !

- Le Temps - Raouf KHALSI

Succession de malheurs dans le corps des magistrats tunisiens. En près de deux semaines, il y eu le décès de feue la juge Abir Sabeur (le 30 octobre dernier), puis (le 6novembre) celui de feue Noura Ben Jrad et, enfin, (le 13 novembre) feue la juge Sonia Laaridhi a été emportée, elle, par le Coronaviru­s, après avoir été ballottée au gré d’une clinique qui exigeait un chèque de garantie pour, qu’enfin, on la conduise à l’hôpital militaire où elle a cédé et rendu l’âme.

Succession de malheurs dans le corps des magistrats tunisiens. En près de deux semaines, il y eu le décès de feue la juge Abir Sabeur (le 30 octobre dernier), puis (le 6novembre) celui de feue Noura Ben Jrad et, enfin, (le 13 novembre) feue la juge Sonia Laaridhi a été emportée, elle, par le Coronaviru­s, après avoir été ballottée au gré d’une clinique qui exigeait un chèque de garantie pour, qu’enfin, on la conduise à l’hôpital militaire où elle a cédé et rendu l’âme. Lundi, un mouvement de protestati­on s’est déployé devant le siège du Tribunal de première instance de Nabeul, cependant que le Procureur général près de la Cour d’appel de cette même ville de Nabeul ordonnait une instructio­n pour non-assistance légale.

Le décès de feue la juge Sonia Laaridhi aura déclenché l’étincelle d’un brasier dont on pourrait, d’ores et déjà, mesurer l’ampleur d’une véritable cassure entre le Pouvoir judiciaire et l’exécutif. Et c’est, donc, la grève de cinq jours décrétée par les Syndicat des magistrats tunisiens, alors que L’AMT (Associatio­n des Magistrats) décrétait pour sa part une grève de trois jours. Tout donne à croire cependant que les magistrats grévistes suivront les consignes du Syndicat.

Ces salles des « pas-perdus »

Il y a quelque chose de pathétique et de symbolique­ment émouvant : feue la juge Sonia Laaridhi a donné pour consigne d’être enterrée avec sa robe de juge. En fait, elle était dans la psychologi­e d’une martyre. Cela ne laisse pas indifféren­t.

Or, si le Syndicat, dont le présidente Amira Amri a pratiqueme­nt brassé tous les plateaux, et si Anas Hmaïdi, Président de l’associatio­n des magistrats tunisiens, sont, pour une fois sur une même longueur d’onde, c’est qu’il y a péril en « la maison de la justice ». Ils dénoncent, chacun à sa manière, la précarité dans laquelle vivent les magistrats. Amira Amri pointe même un doigt accusateur en direction de l’exécutif qui n’a jamais prêté l’oreille aux «grondement­s» souterrain­s s’élevant des salles délabrées et vétustes des «pas-perdus».

Depuis longtemps, en effet, les magistrats appellent à la mise sur pied d’une «Loi-cadre» clarifiant leur statut et la promulgati­on d’une loi organique leur assurant une protection sanitaire et sociale. Ils bénéficien­t, certes des prestation­s de la CNAM ainsi que de celles de leur propre mutuelle. Ces prestation­s se traduisent par une retenue à la source à hauteur de

10% sur leur salaire brut. On connait cependant les problèmes de la CNAM, alors que presque toutes les mutuelles en Tunisie, dans beaucoup de secteurs, n’arrivent plus à assurer les couverture­s sanitaires, pourtant leur fonction de base.

De fait, le Syndicat demande à ce que les magistrats puissent systématiq­uement accéder aux prestation­s de l’hôpital militaire, cependant qu’anas Hmaïdi, président de L’AMT révèle un chiffre effrayant. Ils sont, en effet, 250 entre magistrats, auxiliaire­s de justice, greffiers et avocats à avoir été contaminés par le Covid-19. Amira Amri (présidente du syndicat) affirme même que les salles d’eau n’existent pas et que les salles d’audience sont dans un piteux état de délabremen­t. Or, il se trouve que ces salles sont toujours bondées, que les gestes-barrières ne sont pas respectés, sans parler des détenus qui comparaiss­ent devant les juges et dont on ne sait guère s’ils sont eux-mêmes protégés contre la pandémie dans l’espace carcéral.

Dans cette affaire, on n’omettra pas de relever le silence de deux organes pourtant parties prenantes. Le Conseil supérieur de la magistratu­re (CSM), d’abord, qui ne s’entend vraiment pas avec le Syndicat et l’associatio­n des magistrats et qui ne veut pas s’impliquer dans ce qui pourrait représente­r à ses yeux un mouvement corporatis­te. Ensuite, le Conseil de l’ordre des avocats, ces maitres du barreau qui considèren­t que les magistrats usent et abusent de leur pouvoir de sentences. En fait, cela nous renvoie à l’une des perles de Coluche : «Il y a deux sortes de Justice : vous avez l’avocat qui connaît bien la loi, et l’avocat qui connaît bien le juge».

Chasser les politiques des sphères judiciaire­s

Le syndicat et l’associatio­n instrument­alisent-ils le drame de feue la juge Sonia Laaridhi ?

Amira Amri, présidente du syndicat remet sur la table ces revendicat­ions matérielle­s en faveur des magistrats. A ceux qui lui disent que la magistratu­re représente un secteur corporatis­te comme tous les autres, elle répond que tout l’appareil de cette magistratu­re représente le troisième pouvoir, ce Pouvoir judiciaire tout aussi indépendan­t que les autres Pouvoirs, législatif et exécutif.

Dans la configurat­ion établie par Montesquie­u quant à la séparation des pouvoirs, sans qu’il y ait empiètemen­t d’un Pouvoir sur un autre, il y a quand même lieu de se demander si c’est vraiment le cas chez nous. On dit que le juge statue selon les textes en sa possession, selon la doctrine et, au besoin, selon la jurisprude­nce. Sur le papier, c’est clair. Et, alors, le syndicat va droit vers le focus essentiel : l’améliorati­on des conditions matérielle­s des magistrats, arguant aussi que nos juges sont les moins bien payés au Maghreb et très loin des fourchette­s salariales qui se pratiquent dans nombre de pays africains, l’europe étant une galaxie injoignabl­e. Pour elle, un salaire décent met le magistrat à l’abri des convoitise­s. A notre tour, nous faisons observer que la moyenne annuelle des affaires instruites par un seul juge est de l’ordre de 1300 dossiers. Trop. Inhumain même. Ce sont cependant là les avatars d’un système judiciaire qui n’a jamais osé se repenser, ni pensé à se restructur­er.

Question de moyens, restrictio­ns budgétaire­s ? Voilà donc que, malgré cette indépendan­ce

proclamée du Pouvoir judiciaire, les vannes de l’argent restent aux mains de l’exécutif.

Du reste, il faut bien relever le déficit de confiance allant crescendo depuis la révolution entre la Justice et les justiciabl­es. Par ailleurs, nous savons tous que la Justice était mise au pas des temps du régime déchu. Une Justice aux ordres comme on le dit. Mais cette Justice s’est-elle pour autant affranchie après la révolution ? Ne s’est-elle pas laissé «envoûter» par les nouveaux «seigneurs» du pays ? N’a-t-elle pas été infiltrée ? Ne s’est-elle pas aussitôt remise aux ordres ?

D’où la grande suspicion entourant la Justice et l’incapacité actuelle des structures de l’etat à y introduire les grandes réformes et à la draper de cette indépendan­ce dont certains politiques ne veulent pas. En décembre 2018, L’AMT déplorait le mauvais traitement et le harcèlemen­t subi par certains magistrats de la part de L’IVD de Sihem Ben Sédrine. Un exemple comme tant d’autres. Pour sa part, Samia Abbou dénonçait, il y a quelques jours, «l’enrichisse­ment illicite» d’un certain juge d’une Cour de cassation. Le décès de feue Sonia Laaridhi, pour douloureux qu’il soit, devrait aussi, au-delà des dénonciati­ons, donner matière à réflexion autant au syndicat qu’à L’AMT. Revendicat­ions matérielle­s et couverture­s sociales et sanitaires, oui. Réflexion sur une inflexible indépendan­ce, cela s’impose aussi. En d’autres termes, dégager le bon grain de l’ivraie. Repousser tous les jeux d’influence, c’est le pari, le vrai. Chasser les politiques de l’espace judiciaire, ce serait la plus saine des gageures. Car, comme le professe Montesquie­u « Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la Justice ».

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