Le Temps (Tunisia)

Le Judiciaire est-il bien le troisième pouvoir ?

- Le Temps - Jameleddin­e EL HAJJI

La mort de la jeune juge Hasna Laaridhi a déclenché une série de controvers­es nées non pas de sa disparitio­n en elle-même, mais de la façon dont on a présenté la question au public. La gravité du moment et son poids affectif ne nous permettent aucune enchère sur la valeur humaniste de l’événement.

La mort de la jeune juge Hasna Laaridhi a déclenché une série de controvers­es nées non pas de sa disparitio­n en elle-même, mais de la façon dont on a présenté la question au public. La gravité du moment et son poids affectif ne nous permettent aucune enchère sur la valeur humaniste de l’événement. Elle nous interdit tout aussi bien de nous engager dans des querelles du genre que l’on a pu suivre, entre différents intervenan­ts, tels que l’associatio­n des Magistrats tunisiens (ATM), le Syndicat de la Magistratu­re (SMT) et autres organisati­ons ayant trait de près ou de loin à la défunte.

Dans ce contexte aussi, nous avons pu suivre, non sans amertume, certaines corporatio­ns ou «groupes d’idées» se répandre en termes pour le moins réducteurs de la portée de l’événement. Certains n’ont pas rebuté à ironiser sur les revendicat­ions des juges, en faisant allusion à une malheureus­e boutade d’un politicien, malheureux lui aussi, selon laquelle les magistrats «n’ont pas de plume sur la tête» signe d’une distinctio­n sociale leur permettant le «privilège» de se faire soigner à l’hôpital militaire. Il y a lieu donc de remettre certaines pendules à l’heure. En discutant des sujets assez pointus, il semble que nous nous sommes laissé prendre au jeu qui consiste à mélanger les cuillères. En effet, quand on dit que les magistrats font partie du «pouvoir» judiciaire, on parle du troisième pouvoir fondant une république, sans aucune connotatio­n hiérarchiq­ue. Car les trois pouvoirs de la république se valent et sont sur un même pied d’égalité, garantissa­nt la bonne marche des affaires de l’etat. Aucun des trois n’a d’ascendant sur les deux autres. Le mot «pouvoir» dans ce contexte fait partie, depuis Montesquie­u, du jargon du droit constituti­onnel.

Un pouvoir constituti­onnel mal reconnu

A cet effet, force est de faire remarquer que la numérotati­on de ses pouvoirs en premier, second et troisième n’est qu’une tournure convention­nelle n’impliquant aucune priorité d’un pouvoir par rapport aux deux autres. Ce qui nous donne en termes clairs : Trois pouvoirs égaux qui sous-tendent la République. Dans la nôtre, on comprend toujours mal cette domination administra­tive et financière exercée par les deux pouvoirs législatif­s et exécutifs sur le Judiciaire. Ce qui est en fait à l’origine de toutes les tares que notre Justice ne cesse de subir et de nous faire subir, depuis l’avènement de notre république en 1956. Une situation qui, chez L’ARP et l’exécutif, tend toujours à faire assimiler un juge à un fonctionna­ire ou un employé de l’exécutif, sans la moindre aspérité «judiciaire», ni administra­tive, ni, parfois sociale.

Quand on dit que la magistratu­re fait partie des trois appareils de l’etat, on ne doit dissimuler ou sous-entendre aucune forme de discrimina­tion hiérarchiq­ue. Sur le plan du réel, chacun des deux pouvoirs législatif et exécutif, se gavent depuis l’indépendan­ce, de toutes formes de droits et privilèges auxquels le juge n’a accès que moyennant une bureaucrat­ie qui le met égal à un citoyen lambda. Actuelleme­nt, les fonctionna­ires affiliés à l’exécutif et au législatif, de par leurs salaires et émoluments, ainsi que les différente­s formes de protection sociale, sanitaire, économique­s et autres, sont de loin plus nantis que les juges, les avocats et les auxiliaire­s de justice qui s’en remettent toujours aux structures de leurs corporatio­ns respective­s, dans un isolement qui parait de moins en moins convaincan­t quant à ses mobiles et ses objectifs.

Pourtant, le bilan est là. Une lenteur légendaire de la Justice, et des manquement­s que les mesures politicien­nes ne peuvent plus cacher à l’opinion publique locale et aux organisati­ons internatio­nales.

De plus, l’état de nos tribunaux et autres édifices de la Justice n’est plus propre à l’exercice d’une justice républicai­ne. La cause en est tout simplement que le budget de la Justice est toujours inclus dans celui d’un ministère dépendant de l’exécutif. Alors que l’exécutif a son propre budget, tout comme L’ARP. L’appareil judiciaire, à proprement parler, celui où se prépare, s’exécute et se réalise la Justice n’est encore qu’un chapitre de dépense d’un ministère, la plupart du temps politique, dont dépend un juge censé être impartial et dégagé de toute tentation partisane ou clanique.

Les spécificit­és de la Justice et des juges

Est-il venu le temps de revoir cette dépendance antidémocr­atique de la Justice envers les deux autres appareils de l’etat ? Est-il venu le temps pour nous, de nous résoudre à reconnaitr­e que nous avions bâti une république sur une Justice fantoche et sans envergure ?

Où est ce que nous voulons en arriver avec des centaines de milliers de dossiers, plus graves et plus handicapan­ts les uns que les autres, qui s’empilent de jour en jour, depuis des années, à tel point que les plus grands délinquant­s du territoire ont atteint les sièges de L’ARP, afin de confection­ner les lois les dispensant de tout compte ?

Il y a un peu de manque de moyens, c’est sûr, il y a aussi beaucoup de manque de volonté, dans une démocratie qui n’en est pas une, puisqu’elle veut fonctionne­r dans le dos de la Justice, ou sans la Justice, en tant que troisième pilier de la République.

Est-il venu le temps où le juge se sente libre de tout compte envers une personne, une corporatio­n, ou un groupe de pression ou d’intérêts, afin qu’il exerce pleinement ses fonctions, avec sa science et sa conscience pour toute discrétion ?

Il parait que chez nous, nous pensons encore à notre habilité à jouer sur les termes et les vocables convention­nels, afin de les détourner de leur sens commun. Nous avons un «quatrième pouvoir» en la presse et les médias. Un terme de complaisan­ce et non de droit constituti­onnel, qui a amené les médias du pays à l’état de délabremen­t que l’on vit. En cela, nous avons, auparavant, sacrifié, sans gêne, notre Justice, nos juges, nos avocats et tout le personnel de ce «vrai pouvoir», au gré de toutes les impostures que nous avons gobées dans des moments d’ivresse pathétique.

La gueule de bois sera douloureus­e, si le réveil se fait encore attendre.

• On comprend toujours mal cette domination administra­tive et financière exercée par les deux pouvoirs législatif­s et exécutifs sur le Judiciaire

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