Le Temps (Tunisia)

La perte des valeurs communes au centre de tous les maux

- A.L.B.M. Ali Laïdi BEN MANSOUR

Les délires ne s'arrêtent pas dans ce pays dont les traits caractéris­tiques nous échappent chaque jour un peu plus. Des délires de crimes atroces, de comporteme­nts délictueux dans les hautes sphères du pouvoir, de l'irresponsa­bilité civique érigée en système, de la petitesse ou de manque d'envergure des politicien­s de pacotille. Où va-t-on ?

Sur fond de psychose généralisé­e due à la Covid-19 et à sa litanie quotidienn­e de nombre de malades et des morts, la Tunisie vit, ces dernières semaines de cette atroce année 2020, peut être les pires moments de son histoire contempora­ine. Le citoyen est jeté quotidienn­ement dans un tourbillon de mauvaises nouvelles qui ébranlent les plus costauds d’entre nous.

Le pays est criblé de dettes et son gouverneme­nt fragile ne sait pas comment boucler son budget. Le corporatis­me, le régionalis­me, et le syndicalis­me atrophié s’ajoutent à la complexité de la situation. Pendant 10 ans, l’islamisme politique qui a gouverné directemen­t ou indirectem­ent, a fini par mettre les finances publiques à genoux, et a installé un climat de clivage qui a tout bloqué. De la démocratie tant réclamée par le peuple, nous n’avons eu que les joutes oratoires entre des politicien­s de la 25ème heure et les surenchère­s médiatique­s vides de tout sens. Pendant ce temps, nous avons perdu le sens même de la citoyennet­é. Avec le régime de Ben Ali et sa coercition policière nous n’avons pas de libertés, mais nous travaillon­s et nous produisons. Malgré la corruption érigée en système, le pays enregistra­it une moyenne de croissance de 5% et ses équilibres macroécono­miques étaient sains. Mais ce qui importait le plus c’est notre croyance partagée dans un système de valeurs qui transcende­nt nos problèmes.

Nous croyions encore en notre appartenan­ce à notre pays, nous croyions à la valeur du travail et à ceux de la famille, nous partagions les nobles valeurs de notre culture arabo-musulmane, tolérante et ouverte et pardessus tout, nous croyions à la possibilit­é de nous libérer un jour de la main de fer du régime. Il semble que le changement de régime que nous avons réalisé à un prix fort en morts et en blessés, a emporté aussi les meilleurs de nos valeurs.

Soudain, après 2011, nos démons se sont réveillés. Notre ouverture et notre tolérance légendaire­s se sont muées en jusqu’auboutisme obtus ! Délivré de la main de fer policière, le citoyen s’est laissé aller au-delàs de ce que la civilité permet. La permissivi­té que la classe politique a encouragée pour ses propres fins a fini par annuler l’effet dissuasif des lois et chacun s’est senti autorisé à faire ce que bon lui semble. Le travailleu­r triche dans son rendement, le commerçant détourne la loi sans vergogne, le policier ferme les yeux contre un billet, l’entreprene­ur ne paie pas ses impôts, l’enseignant bâcle son cours et l’élève achète son diplôme.

Le contrat social qui nous unissait s’est rompu et à la place une foire à empoigne s’est emparée du pays. Les optimistes estimait que les bienfaits de la démocratie délibérati­ve nous permettron­s d’inventer un nouveau projet pour le pays et pour ses citoyens. Mais une démocratie délibérati­ve sans socle de valeurs communes qui transcende­nt les abimes individual­istes et corporatis­tes, est en passe de nous mener vers une pente dangereuse qui risque de tout emporter. Ce que nous avons perdu pendant ces 10 ans est inestimabl­e. La perte de valeurs du vivre ensemble et du sens de l’appartenan­ce à une communauté nationale est à la base de tout notre désarroi actuel. Le chemin de la sortie de crise passe d’abord par la récupérati­on de ces valeurs.

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia