Le Temps (Tunisia)

Quand le système se mord la queue

- Le Temps - Raouf KHALSI

Malheureux de devoir le relever et de jouer sur les métaphores : oui, comme le serpent, la Justice tunisienne se mord la queue.

Malheureux de devoir le relever et de jouer sur les métaphores : oui, comme le serpent, la Justice tunisienne se mord la queue. Elle est dans un cercle vicieux, malgré toutes ses structures, toutes ses associatio­ns, tous ses Conseils pompeux et tous les discours sur son « inaltérabl­e indépendan­ce ». Il se trouve même que cette justice dont on disait qu’elle était « aux ordres » sous la chape de plomb du régime déchu, ne saisit pas cette opportunit­é historique que lui a offerte la révolution pour s’affranchir, pour se libérer, pour s’assumer et pour se réinventer.

Hier, se tenait une réunion du Conseil de l’ordre judiciaire pour statuer sur la levée ou pas de l’immunité de Taieb Rached, premier président de la Cour de cassation. Le magistrat Taieb Rached représente en effet le sommet pyramidal de l’appareil judiciaire. Rien de moins. Indépendam­ment du verdict du Conseil de l’ordre judiciaire qui représente l’une des structures du Conseil supérieur de la Magistratu­re (CSM) présidé par le magistrat Youssef Bouzakher, on ne saurait occulter l’évidence. A savoir que le Justice s’est laissé entrainer dans les sables mouvants de la politique.

Au-delà des allégation­s…

Lors de l’interview exclusive, la première du genre, accordée à la chaine Attassia (la 9), le premier président de la Cour de cassation s’est défendu comme il pouvait contre les allégation­s et les accusation­s de corruption faisant l’objet d’un rapport élaboré par le magistrat Béchir Akremi ancien Procureur général près le tribunal de première instance de Tunis, relevé de son poste l’été dernier et muté ailleurs.

Taieb Rached a donc nié tout ce qui lui a été imputé à propos des biens qu’il possèderai­t affirmant même que les 80% des allégation­s contenues dans le rapport de Béchir Akremi sont fausses, tant en ce qui concerne ce terrain agricole de 45 hectares (dont il dit qu’il n’en a acheté qu’un seul hectare en 2001 pour ensuite le revendre en 2006) que les autres biens immobilier­s dont le même rapport de dénonciati­on affirme qu’il en est bien le propriétai­re. Taieb Rached a aussi affirmé qu’il est en règle dans ses déclaratio­ns annuelles et qu’il a tout déclaré auprès de L’INLUCC.

Il ne s’agit pas, pour nous, d’être comptables de ce que possèdent les personnes de haut rang dans le pays, puisque tout finit par se savoir. Mais Taieb Rached ne mâche pas ses mots. Il charge en effet Béchir Akremi à propos des dossiers des assassinat­s de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, dont il dit avoir relevé des irrégulari­tés d’ordre procédural, avec entre autres des pièces manquantes et, déclare-t-il aussi, qu’il en a avisé l’inspection générale. Plus encore, il déclare que Béchir Akremi regrettait que Chafik Jarraya fût poursuivi par la Justice. On relève déjà deux approches diamétrale­ment opposées de deux magistrats de haut rang.

Très vite, il décale le débat (plutôt l’interview) sur le terrain politique. D’abord, il s’étonne de ce qu’il ait été critiqué pour avoir libéré Nabil Karoui. Il feint d’ignorer quand même d’avoir été tout autant critiqué lors de son emprisonne­ment. Et tout en restant dans le champ politique, il accuse L’ARP d’avoir «violé la magistratu­re» lors de la plénière du 12 novembre, là où Youssef Bouzakher, président du Conseil supérieur de la magistratu­re n’a pas été épargné par les députés. Samia Abbou ne s’est pas fait attendre pour répliquer, hier, que c’est «la Magistratu­re qui a violé l’etat et la révolution ».

Il faut bien relever que Taieb Rached est aussi membre du Conseil supérieur de la magistratu­re (CSM) et qu’il y exerce un poids non négligeabl­e. Et, pourtant, il a bien flotté lorsqu’on lui a demandé de se prononcer sur la décision de muter à Sfax Mme la juge Ichraf Chébil, épouse du Chef de l’etat. Là, il s’est réfugié dans les règlements, dépolitisa­nt cette affaire dont pratiqueme­nt presque tous les Tunisiens ont jugé qu’elle visait le Président en personne. Et, du coup, le Conseil supérieur de la magistratu­re parut mystérieux, impénétrab­le et guère transparen­t.

Objet de désirs et de convoitise­s

Il se trouve cependant qu’à l’heure où le Syndicat national des magistrats choisit l’escalade jugeant insatisfai­santes les décisions du gouverneme­nt en leur faveur, voilà qu’en plus d’un demi-siècle d’indépendan­ce, le pouvoir judiciaire, le troisième pouvoir en fait, n’en finit pas d’alimenter la suspicion. Et, plus que jamais à l’image de cette guerre larvée entre Taieb Rached et Béchir Akremi. S’est-on, au moins, demandé pour qui roulent l’un et l’autre ?

Au lendemain de la révolution, la Justice a fait l’objet de très contraigna­ntes convoitise­s et c’est plutôt Ennahdha qui a remporté la mise. Limogeage de près de 80 magistrats jugés à la solde du régime Ben Ali (la plupart ont gagné leurs procès devant le Tribunal administra­tif, mais n’ont pas été réintégrés) et en même temps exfiltrati­on des rouages juridictio­nnel. Il est vrai que l’associatio­n tunisienne des magistrats tout autant que le syndicat se sont élevés contre cette inféodatio­n et mené jusqu’au bout le combat pour l’intégrité de l’appareil judiciaire. Mais cela représenta­it un contrepoid­s plutôt faible par rapport au pouvoir tentaculai­re s’étant emparé de l’appareil jusqu’à l’asphyxie. Il se peut que bon nombre de magistrats y aient trouvé leur compte. Mais le fait est là : on est passé d’une sujétion, d’une aliénation à une autre. Les juristes affectionn­ent une certaine formule : « pas d’intérêt, pas d’action ». Il est évident que, pour tenir en mains tous les rouages de l’etat, il fallait aussi domestique­r la justice. Car entre temps, des temps de la Troïka, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont été assassinés, et que juste après surgissait cette incroyable affaire d’appareil secret que, sur le tard, feu le Président Béji Caïd Essebsi voulait élucider (plus par vengeance contre Ennahdha que par souci de vérité). Sauf que le système a été ainsi verrouillé que les assassinat­s des deux grands militants resteront un mystère, tout comme celui de Kennedy. Il y a trop d’évidences et guère de preuves. Prouver c’est même combattre une évidence, comme le disait un juriste.

Au final, quand tout a été verrouillé, on a promu Béchir Akremi de juge d’instructio­n à procureur, avant que certaines nuées orageuses de l’été ne le condamnent à la déchéance.

L’appareil judiciaire tout entier est-il aussi équivoque que cela ? Nos magistrats sont-ils aussi dépourvus de l’intime conviction, première valeur cardinale guidant leurs choix avec bien sûr les textes ? Il ne faut pas généralise­r. Les magistrats doivent être anoblis. Encore faut-il qu’ils défendent eux-mêmes leur « virginité », qu’ils ne nous offrent plus pareilles querelles de bas niveau, qu’ils ne banalisent plus leur propre statut et qu’ils se réconcilie­nt avec ces milliers, sinon ces millions de justiciabl­es qui perdent confiance. Car l’édifice est délabré, fissuré. Car seule la Justice garantit la pérennité de l’etat de droit. Le problème ne tient pas uniquement à un hôpital, ou à des conditions matérielle­s. La morale publique passe en effet par la Justice. Loin de toute instrument­alisation politicien­ne.

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