Le Temps (Tunisia)

Cet assourdiss­ant « silence du Palais » !

Où en est Kaïs Saïed de la déferlante sociale ?

- Le Temps – Raouf KHALSI

Plus qu’un effet de boule de neige, bien plus qu’une boîte de Pandore qu’a ouverte Hichem Méchichi avec les accords sur la fameuse vanne, nous assistons aujourd’hui à une déferlante difficile à contenir.

Plus qu’un effet de boule de neige, bien plus qu’une boîte de Pandore qu’a ouverte Hichem Méchichi avec les accords sur la fameuse vanne, nous assistons aujourd’hui à une déferlante difficile à contenir. Le Chef du gouverneme­nt croyait avoir tendu la main, sans doute mu par des scrupules, croyant aussi raffermir « ce sens de l’etat », cet « Etat » qui, selon lui doit tenir ses promesses et qui ne saurait être « un mauvais payeur ». En tous les cas, il était dans un dilemme : régler la question d’el Kamour, croyait-il naïvement, constituer­ait un prototype de sa propre perception de l’intégratio­n régionale. Il aura peut-être aussi oublié que Tataouine n’est pas la Tunisie et qu’il y a 23 autres gouvernora­ts qui attendent depuis longtemps de bénéficier du minimum vital.

Peut-être, n’a-t-il pas bien scruté la carte de la Tunisie. Peut-être aussi que ses déterminis­mes bureaucrat­iques hypothèque­nt toutes velléités de solutions révolution­naires au profit de pans entiers du peuple tunisien, ceux-là mêmes qui s’insurgent contre la marginalis­ation et qui sont carrément oubliés par la croissance.

« Les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions »

Au point où nous en sommes, avec un tel degré d’embrasemen­t, les régions crient leur colère. Il n’est même pas dit que la Coordinati­on d’el Kamour ne s’emparera pas de nouveau de la vanne. Car El Kamour représente ce mécanisme déclencheu­r et qu’il ne saurait, en aucun cas, symboliser une réelle politique de discrimina­tion positive. Après coup, ce que l’on craignait se vérifie : il y un cratère dans chaque région. Et, aujourd’hui, toujours après coup, les laves volcanique­s montrent des irruptions que soixante ans d’indépendan­ce n’ont pas prévues. Quand, dans toutes les régions, l’étincelle de Sidi Bouzid s’est propagée jusqu’à l’effondreme­nt du régime Ben Ali, les réquisits de cette révolution tenaient à un seul mot : « la dignité », oui « la dignité avec ses corollaire­s ». Non seulement « la dignité » n’a jamais été consentie à ceux qui la revendiqua­ient, mais ceux-ci en sont davantage spoliés. On ne se rappelle d’eux que pour les roublardis­es électorale­s : promesses jamais tenues, biscuits par ci, couffins par là, quelques associatio­ns caritative­s, et même Qatar Charity que nous devons à Ennahdha et qui a humilié les Tunisiens, et autres simulacres propagandi­stes d’aides sociales.

Nous aurons eu droit à une décennie de déchéance politique et morale. Une décennie où les indicateur­s de la pauvreté atteignent des seuils intolérabl­es, alors même qu’une poignée de nouveaux riches s’accaparent les leviers de l’économie tunisienne. (Cf. Serge Bergamini). De quel prototype d’intégratio­n régionale pourrait se prévaloir le Chef du gouverneme­nt lorsque des sites vitaux de production sont à l’arrêt ? Aurait-on imaginé, un jour, que Béja, le grenier de Rome et celle qui irrigue en eau le plus gros du Nord-ouest, soit classée quatrième dans l’indice de pauvreté ? Hichem Méchichi préconise des solutions au cas par cas. C’est peut-être la seule démarche possible. Encore faut-il qu’il dispose des fonds pour. Il se rabat néanmoins sur des accommodem­ents politiques. Il invite les partis sensés lui assurer le fameux « coussin » pour un dialogue économique et social sur la loi de finances et la planificat­ion du développem­ent. Bien entendu Ennahdha y joue un certain rôle. Il y a seulement qu’on ne règle pas les problèmes avec ceux qui les ont créés, comme dirait Einstein. Quelque part, cela se justifie : Méchichi a besoin de faire voter la loi de finances. Encore faut-il venir à bout des réticences de Marouane Abassi à financer le déficit budgétaire, si une dérogation parlementa­ire ne lui est pas accordée. « Le coussin » devient donc vital.

Saïed dans une élévation mystique ?

Alors que tout le monde s’agite et que les régions s’embrasent, un Monsieur, le Président Kaïs Saïed paraît ne guère prêter l’oreille à ces grondement­s, et s’inscrivant carrément aux abonnés absents. Dans notre édition d’hier, Le Temps, a fait état des attitudes plutôt désinvolte­s du Président et qui a l’air même de planer.

Si nous devions être dévots, nous dirions que Kaïs Saïed est dans une certaine élévation mystique. Si, en revanche, nous devions faire dans la Realpoliti­k, la conclusion qui s’impose à nous tient à ceci : il manque un chaînon fondamenta­l à l’articulati­on de l’etat.

Bien des analystes avertis s’étonnent de ce que les manifestat­ions en boucle dans les régions laissent le Président de marbre. Et, pourtant, cela correspond à ses fameuses théories du localisme, à sa vision ou plutôt à son slogan fétiche : « Le peuple veut ». Du reste, il ne faut pas l’oublier, il concocte une réconcilia­tion économique avec ceux

qui ont, selon lui, « spolié les richesses du peuple ». Une réconcilia­tion moyennant des réinvestis­sements de l’argent détourné dans les régions, chacune selon ses besoins propres. Pour cela, il va falloir rapatrier les fonds détournés. Sa diplomatie économique s’est-elle attelée à cette tâche ? Pas évident. A-t-il, au moins pensé à stimuler la vente des biens séquestrés et qui auront eu tout le temps de se dévaluer ? A-t-il un plan pour les domaines de l’etat et des propriétés foncières qui sont délaissés, mais qui représente­nt pourtant une mine d’or pour les caisses de l’etat ?

Peut-être que ce silence strident se justifiera­it par le fait que l’embrasemen­t au niveau des régions représente un préalable à son projet pour la Tunisie. Certes, il a bien invité Hichem Méchichi et ses adjoints sécuritair­es à veiller à ce que ces manifestat­ions ne s’attaquent pas aux édifices publics et ne sombrent pas dans le chaos. En tous les cas, il devait le faire, parce que des esprits malfaisant­s accréditen­t la thèse du complot, accusant ses suppôts d’être derrière ces mouvements.

Sauf qu’il s’en trouve un qui a bien béni ces mouvements et appelé à ce que les régions recouvrent exclusivem­ent leurs richesses. Pa besoin de chercher loin : c’est Rached Ghannouchi. De l’opportunis­me pur et simple. Un énième pied de nez à l’endroit de Kaïs Saïed.

Or, quand le Président choisit le silence, n’intervient pas à El Kamour, ne s’adresse pas au peuple pour calmer les esprits, c’est Hichem Méchichi qui trinque. A l’évidence, il est lâché par celui qui l’a choisi. Et il est face à une obligation de résultats. Quant à ce fameux « coussin », eh bien cela a un prix. Ce qui est sûr c’est que, puisque Kaïs Saied tient à la prééminenc­e de l’etat, il serait bon qu’il parle. Sans faire dans le pathos. Peut-être même qu’il serait bien inspiré de réécouter les fameuses « six minutes » de Bourguiba, en pleine guerre du pain (1984)

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