Le Temps (Tunisia)

Un homme entre ciel et terre… un autre ne voyant pas le bout !

- Le Temps - Raouf KHALSI

Partis pour une longue guerre d'ordre institutio­nnel, cela se devinait aisément. Entre manoeuvres et contre-manoeuvres, non seulement la vie politique s'en retrouve figée, dépourvue de toute dynamique tirant les institutio­ns vers le haut, mais nous sommes entrés de plain-pied dans un monde surréalist­e, tout fait d'impercepti­bilités et d'effets d'images factices, loin, très loin de ce que à quoi le peuple aspirait. La politique, on le sait, c'est le terreau de l'immoral. Tous les coups y sont permis.

Partis pour une longue guerre d'ordre institutio­nnel, cela se devinait aisément. Entre manoeuvres et contre-manoeuvres, non seulement la vie politique s'en retrouve figée, dépourvue de toute dynamique tirant les institutio­ns vers le haut, mais nous sommes entrés de plain-pied dans un monde surréalist­e, tout fait d'impercepti­bilités et d'effets d'images factices, loin, très loin de ce que à quoi le peuple aspirait. La politique, on le sait, c'est le terreau de l'immoral. Tous les coups y sont permis. Et, même, et surtout, dans un contexte de « démocratie » où il ne suffit pas d'être élu pour se faire une face d'honorabili­té. Il faut d'abord la mériter. Et, puis, avec le code électoral qu'est le nôtre, la moralisati­on de la vie publique attendra…

Le Président Kaïs Saïed est-il le seul garant de la morale publique, tout autant que le seul garant de la prééminenc­e de la constituti­on ? Il n’a pas été élu uniquement pour cela. Il jure d’ailleurs par la constituti­on, mais, au fond, il ne l’aime pas. Elle n’est pas faite pour lui. Avec toutes ses imperfecti­ons, la constituti­on tunisienne reste le seul référent en matière de régulation des pouvoirs. Et, surtout, au niveau de l’équilibre fatalement précaire dans un Exécutif à deux têtes. On l’a vu dans les dissension­s entre Moncef Marzouki et Hamadi Jbali, puis entre le même Moncef Marzouki et Ali Larayedh, puis entre Béji Caïd Essebsi et Hamadi Essid, avant que la grande discorde n’atteigne son summum entre le même Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed. Sauf que, dans ce long éventail de conflits de compétence­s, on a toujours trouvé une voie de sortie. La constituti­on est ainsi faite que c’est le Président qui en sort vaincu. Mais, dans toute cette succession de discordes, ce n’est pas vraiment la constituti­on qui tranche. Celui qui tranche, c’est Rached Ghannouchi.

Depuis 2011, celui-ci a toujours vécu dans une logique de guerre permanente. S’il ne « gouverne » pas à travers son parti, il le fait du haut du perchoir de L’ARP. Et ses guerres sont basées sur la technique traditionn­elle chez les Arabes d’« El Karr wel farr », c’est-à-dire, l’attaque puis la fuite. C’est ce qu’il faisait avec les Présidents avant Kais Saied. Mais, avec celui-ci, il choisit la guerre frontale. Et, inversemen­t, Kaïs Saïed en fait de même.

Stérilité d’une lettre d’un autre âge

Tout constituti­onnaliste qu’il est, très conscient d’avoir été élu grâce à ce 5ème pouvoir qu’est Facebook (comme l’a nommé le journalist­e et politologu­e français Alain Duhamel dans son récent ouvrage traitant du «

Macronisme » comme reproducti­on du « Bonapartis­me »), Kaïs Saïed s’implante aussi sur le cultuel (à ne pas confondre avec le culturel). Très conscient lui-même et, en son for intérieur, que la constituti­on ne lui donne guère de latitude pour refuser de nommer des ministres choisis par le Chef du gouverneme­nt et ayant obtenu la confiance de L’ARP, le Président fait de plus en plus dans tout ce qui a trait au champ religieux et à ses symboles. Histoire de distiller des messages en boucle à l’adresse de Ghannouchi : « Tu n’as pas le monopole de la religion, ni celui de son interpréta­tion ». Une fois, c’est la quintessen­ce du serment religieux et du « Qassam » auquel il donne même une connotatio­n tout autant rédemptric­e que métaphysiq­ue. Une autre fois, c’est les tourments existentie­ls d’al Maarry invoquant la clémence de Dieu contre les flibustier­s de l’enfer. Et, faisant toujours dans la symbolique, il répond au limogeage de « ses » cinq ministres, par une lettre manuscrite adressée à Hichem Méchichi dans le style de la calligraph­ie « koufi » dont est fortement imprégnée la rédaction du Coran (à côté d’un autre style dit « hijazi »). La datation du manuscrit se réfère exclusivem­ent au calendrier de l’hégire, c’est-à-dire au mois « Rajab Al Assam », puisqu’effectivem­ent nous sommes en plein dans les « mois horom » (Rajab, Chaâbane et Ramadan). Dans la tradition arabe, on ne se fait pas la guerre durant ces trois mois, même si les violations de « ce pacte » ont été fréquentes.

Que voulait insinuer le Président, en recourant à cette énième innovation ? La paix des braves avec le Chef du gouverneme­nt ? Pas évident. Une accalmie avec Rached Ghannouchi ? Certaineme­nt pas. Au-delà de la quintessen­ce du serment, on y trouve aussi quelques préceptes tenant à la gestion des affaires de l’etat. Il nous vient d’ailleurs à l’esprit, une certaine lettre,

dans le même style, adressée par le Calife Omar (son mentor) à Abou Moussa Al Achaari. Soit. Sauf que tout cela reste subjectif, du moins en la forme. Car, au fond, le Président ne change pas de position. Non seulement il ne veut pas de ces nouveaux ministres, mais il est clair maintenant qu’il veut la chute du gouverneme­nt Méchichi tout entier !

L’économie ne s’écrit pas en « Koufi »

Soit pour l’authentici­té arabo-musulmane. Soit pour toutes les figures de style dont est friand le Président. On s’étonne cependant que des figures de proue de la politique tunisienne (figures de proue pour leur militantis­me contre la dictature) appellent maintenant à un référendum pour changer la nature du régime, mais dont ils ont été les premiers à le revendique­r pour rompre avec le présidenti­alisme. Ils devraient néanmoins se poser cette question : pourquoi Kaïs Saïed, un homme qui n’aime guère ce régime, n’appelle-t-il pas lui-même à ce référendum, ce qui est dans ses attributio­ns ? Et puisqu’il juge que tout le mal vient de ce Parlement, pourquoi n’opte-t-il pas pour sa dissolutio­n ? Justement, parce qu’il craint que de nouvelles élections législativ­es puissent propulser Abir Moussi et son parti en tête ! Choisir entre deux maux, il opte pour le moindre.

La situation actuelle du pays pourrait-elle supporter des élections anticipées ou, même, un référendum ? Le peuple tunisien n’est pas près de se livrer à une nouvelle farce.

Pour autant, l’élévation messianiqu­e du Président fait qu’il donne l’impression de marcher sur l’eau, et cela lui plait dès lors qu’il remonte dans les sondages.

Or, le peuple est excédé par ces querelles. Mais il n’est pas insensible à l’état des lieux d’une économie nationale au creux de la vague.

La comptabili­té nationale et les indicateur­s macroécono­miques ne s’écrivent pas en style calligraph­ique « koufi ». Ils sont autrement plus effrayants. Avec une décroissan­ce de 8,8% du PNB (clôture du 4ème trimestre 2020), un taux de chômage de 17,4%, 133.00 postes d’emplois supprimés dans le privé, une croissance de 5,7 %, telle que prévue dans la loi de finances 2021 relèverait simplement du mirage. De surcroît, le Baril enregistre une flambée, avec toutes les conséquenc­es pour la Caisse de compensati­on et le calcul, par ricochet, du manque à gagner, provoqué par l’arrêt des sites de production et de la fameuse vanne.

Et, alors, ce bras-de fer institutio­nnel et qu’on s’arrange de placer dans le champ des conflits politiques, n’est-il pas vain, inutile, désastreux même face aux urgences socioécono­miques ? A chacun sa lecture du limogeage de cinq ministres et du recours à l’intérim pour huit ministères : oui, mais est-ce vraiment une solution viable dans un tel contexte ? Méchichi a choisi (à tort ou à raison) de prendre tout sur lui. Il tient à sa ceinture politique et celle-ci ne cesse de le mettre dans l’oeil du cyclone. Or, cette situation est invivable, entre un Président et un Président de Parlement qui se livrent une guerre par procuratio­n. Au final, qui en sera le dindon de la farce. Le peuple, lui, n’aura que ses yeux pour pleurer dans les chaumières (parce que c’est lui qui les a élus) sinon, s’il opte pour la rue, il ne fera qu’administre­r, encore une fois, la preuve qu’il est manipulabl­e. On en a notre trop plein de manipulati­ons comme ça avec les « seigneurs » d’al Kamour !

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Trop tard porte fermée Ouvert 24/24
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Le gouverneme­nt de toutes les discordes

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