Le Temps (Tunisia)

Dialogue de sourds et Constituti­on molestée

- Le Temps-ahmed NEMLAGHI

La lettre envoyée par Kaïs Saïed à Méchichi, est datée de l’année grégorienn­e, ainsi que de l’année hégirienne, du mois de Rajab « le sourd ». Ce qualificat­if est donné à ce mois depuis la Jahiliya, période antéislami­que, pour dire que c’est un mois sacré où on ne doit pas faire de guerre, et ne plus entendre le retentisse­ment des épées et le bruit des boucliers que viennent cogner les glaives et les lances durant les combats qui avaient lieu régulièrem­ent entre les tribus.

La lettre envoyée par Kaïs Saïed à Méchichi, est datée de l’année grégorienn­e, ainsi que de l’année hégirienne, du mois de Rajab « le sourd ». Ce qualificat­if est donné à ce mois depuis la Jahiliya, période antéislami­que, pour dire que c’est un mois sacré où on ne doit pas faire de guerre, et ne plus entendre le retentisse­ment des épées et le bruit des boucliers que viennent cogner les glaives et les lances durant les combats qui avaient lieu régulièrem­ent entre les tribus. En effet celles-ci s’affrontaie­nt pour des problèmes de coexistenc­e et aussi de commandeme­nt. Evidemment à cette époque c’était la loi de la jungle, le plus fort ayant toujours raison, il y avait de ce fait, des guerres qui duraient des années, et Rajab était le mois où on marquait une trêve afin que chacun des antagonist­es reprenne ses esprits et ses forces.

Il y a donc plus de 14 siècles qui nous séparent de ces pratiques que nous rappellent la lettre de Kaïs Saïed, dont entre autres, l’écriture calligraph­iée de sa main, sur un parchemin et qui a été ensuite envoyée par émissaire spécialeme­nt chargé de la remettre en mains propres au destinatai­re. Il l’a sciemment datée de Rajab al Asam (le sourd) pour faire comprendre également, qu’il n’entend pas faire la guerre avec Méchichi. Cela dit, il ne veut pas aussi entendre parler d’une prestation de serment, par des ministres qu’il a de prime-abord réfutés, pour cause de suspicion de corruption et de conflits d’intérêts.

Gouverneme­nt paralysé et crise politique aggravée

De son côté, Méchichi ne l’entend pas de cette oreille, il persiste et signe en maintenant les nouveaux ministres qui du reste attendent d’être nommés par le président de la République en vertu de la Constituti­on. Mais face au refus par ce dernier de les recevoir pour prêter serment ils ne peuvent pas être nommés par lui. Bref, c’est un imbroglio juridico-politique dans lequel chacun des deux chefs de l’exécutif s’est cramponné sur sa positon, ce qui a causé cette crise qui semble perdurer pour des raisons essentiell­ement politiques. La Constituti­on n’est en l’occurrence d’aucun secours, à cause des adversités politiques, des tirailleme­nts et des tensions qui font fi de tous les textes de loi. Toutefois, l’instance suprême pour le règlement des litiges constituti­onnels, à savoir la Cour Constituti­onnelle, a été prévue par la Constituti­on. Hélas ce sont encore les tirailleme­nts politiques qui ont empêché sa mise en place pour une question de choix de ses membres. Le litige persiste en effet sur l’élection des deux membres restants et ce, pour des raisons d’intérêts partisans. D’autant plus qu’il est de plus en plus établi, qu’on est face à un Etat de partis politiques. En effet, ce sont les partis majoritair­es au parlement qui mènent, avec des jeux d’influence, qui que paralysent davantage les rouages de l’etat.

Méchichi soutenu par les coussins politiques

Le chef du parlement et chef du mouvement Ennahdha ne cesse d’envenimer la situation en encouragea­nt Méchichi à camper sur sa position. Il trouve le moyen en outre de déclarer à chaque fois que le chef du gouverneme­nt agit conforméme­nt à la Constituti­on. C’est sa façon d’allumer la mèche entre les protagonis­tes de ce litige, dans lequel il pourrait se proposer en tant que conciliate­ur amiable. Hélas il ne le pourrait, car il prend position a priori pour

Méchichi. Ce dernier a d’ailleurs opté pour son parti qu’il considère ainsi que le mouvement Al Karama et le parti Qalb Tounès comme « coussins politiques », comme il l’a déclaré dès le départ, et sur lesquels il continue toujours de se reposer. C’est d’ailleurs la cause pour laquelle, étant soutenu par ces partis il n’a pas daigné se raviser ni réviser sa position d’un iota, malgré les réserves émises par Kaïs Saïed, en vertu de la Constituti­on. Dernièreme­nt, le chef du gouverneme­nt a procédé encore au limogeage, de 5 ministres et a chargé cinq autres en exercice d’en assurer l’intérim, en attendant le parachèvem­ent de la procédure du remaniemen­t. Cela veut dire qu’il n’en démord pas pour autant, puisqu’aucun des nouveaux ministres n’a été changé. Un moyen indirect pour s’accrocher et maintenir sa position. Il a entre-temps essayé de requérir l’avis de certains constituti­onnalistes ainsi que celui du tribunal administra­tif. Ce qui ne l’a pas réconforté car, d’une part le tribunal administra­tif s’est déclaré incompéten­t, alors que d’autre part les constituti­onnalistes étaient unanimes à dire que la solution ne peut être que politique. Cela sous-entend que la concertati­on entre les deux protagonis­tes est la seule voie pour le règlement de ce litige qui a bloqué les rouages de l’etat.

Le chef du gouverneme­nt risque, en vertu de la Constituti­on de faire l’objet par le parlement, d’une motion de censure pour le démettre de son poste. Toutefois les partis qui le soutiennen­t et sur lesquels il compte toujours ne s’engageront jamais dans cette voie. Par ailleurs, Il ne faut l’éventualit­é de sa démission est pour le moment exclue, comme il l’a d’ailleurs déclaré lui-même.

Ainsi, nous assistons à un dialogue de sourds, voire un bras de fer entre les deux chefs de l’exécutif, d’eux essayant de motiver sa position en excipant de la Constituti­on. Le président de la République rappelle à chaque fois des articles 92, ou encore l’article 99, concernant certaines procédures dont il se veut, l’interprète, le garant et le protecteur. Mais c’est là où le bât blesse car, d’une par son rôle ne consiste pas à interpréte­r la constituti­on, étant donné que cela est du ressort exclusif de la cour constituti­onnelle. Dès lors il est contesté sur certains points par le pouvoir législatif et notamment par les partis qui soutiennen­t Méchichi.

Les constituan­ts, lors de l’élaboratio­n de la constituti­on de 2014 voulaient rompre avec l’hégémonie présidenti­elle qui existait en vertu de la constituti­on de 1959. Aussi avaient-ils cherché à créer des mécanismes en vue d’assurer l’équilibre entre l’exécutif et le législatif, ainsi qu’entre les deux têtes de l’exécutif. Or l’institutio­n clé permettant d’assurer cet équilibre à savoir la Cour constituti­onnelle, n’est pas à ce jour installée, et c’est ce qui a abouti à une telle situation où c’est plutôt le déséquilib­re entre les pouvoirs qui s’est de plus installé, à cause surtout des rapports de force crées par certains partis au sein du législatif.

Rien de nouveau dans la missive de Kaïs Saïed

Avec l’envoi de sa missive au chef du gouverneme­nt, le président de la République n’avait rien de nouveau à ajouter à ce qu’il a déjà évoqué dans ses précédents discours , notamment en ce qui concerne la suspicion de corruption et de conflits d’intérêts à l’encontre de certains ministres qu’il ne veut toujours pas citer nommément. C’est ce qu’il a réitéré dans cette lettre, en affirmant que le chef du gouverneme­nt est censé connaître les noms des ministres en question. Ce qui semble logique, puisque c’est Méchichi qui les a choisis. Ce dernier feint-il ignorer totalement ceux qui font l’objet de suspicion de corruption, ou ne fait-il pas assez d’investigat­ions sur le passé de ceux qu’il choisit pour faire partie de son équipe au gouverneme­nt ? D’autant plus qu’il y a eu des précédents avec le ministre de l’énergie qui était impliqué dans l’affaire des déchets italiens bien avant sa nomination et qui a été limogé après son inculpatio­n pour corruption par le juge d’instructio­n.

Concernant la lettre en question, des réserves ont été émises sur la forme choisie par Kaïs Saïed car il a voulu peut-être imiter le Calife Omar Ibn Al Khattab qui avait également envoyé la missive bien connue sur les principes de la justice, à Abou Moussa Al Achâari, alors gouverneur à Koufa en Irak. C’est une tendance qui distingue sa personnali­té, mais n’affecte en rien sa sincérité, ni sa déterminat­ion à lutter contre la corruption par tous les moyens. «Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse», comme s’est exclamé Musset, pour dire que la forme importe peu et que c’est le résultat qui compte le plus. D’ailleurs il y a encore des cérémonies de sacrement en Grande Bretagne, au cours desquelles la reine fait le sacre en magnant l’épée d’apparat, qu’elle place sur l’épaule du lauréat. Ce sont de vieilles coutumes datant de plusieurs siècles. La dernière cérémonie en date, a eu lieu le 17 juillet 2020. Donc dire que l’attitude de Kaïs Saïed est rétrograde ou même pathologiq­ue serait plutôt un préjugé plus qu’un jugement objectif sur des actes et des faits concrets. Il a voulu se distinguer par une certaine originalit­é qui est la sienne. C’est surtout le fait de ne pas fléchir en rabâchant les mêmes idées qui lui a été reproché par certains observateu­rs.

Le chef du gouverneme­nt esquive

Cependant, on peut penser également que son attitude, est par réaction à celle du chef du gouverneme­nt qui ne fait que s’esquiver en se retranchan­t derrière ses coussins politiques. Ces derniers l’encouragen­t en affirmant qu’il agit conforméme­nt à la Constituti­on, qu’ils ne cessent quant à eux de violer à tout bout de champ.

Les limogeages auxquels il a procédé ainsi que la restructur­ation des départemen­ts nécessiten­t la délibérati­on du conseil ministérie­l, en vertu de l’article 92 de la Constituti­on, tel que le lui a évoqué le président de la République dans sa lettre.

En tout état de cause, il est important que les deux antagonist­es pensent à se rapprocher par une concertati­on fructueuse dans l’intérêt du pays afin d’éviter le pire.

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