Le Temps (Tunisia)

Un corps mécanique et sensuel

- Le Temps-hatem BOURIAL H.B

La nouvelle création de Oumaima Bahri sera présentée le 20 février à 17h à El Teatro dans le cadre du festival des premières chorégraph­ies. Une oeuvre limpide et une chorégraph­ie résolument moderne.

C'est en soliste, seule en scène et enveloppée de musique, que la danseuse et chorégraph­e Oumaima Bahri se produit cette semaine à El Teatro. Intitulée "Fragments", sa nouvelle création se place dans le droit sillage de ses travaux antérieurs, avec une sobriété dans la scénograph­ie et une réflexion en profondeur sur l'essence même de la danse.

Une suite chorégraph­ique en six mouvements

Car Bahri est de ces artistes qui font avancer leur art et ne se contentent pas de reproduire la convention et ses poncifs. Bien au contraire, cette danseuse ancre sa pratique dans une doxa en perpétuel mouvement, en maturation théorique permanente. N'investissa­nt pas le champ du spectacula­ire, Bahri fait plutôt le choix du dépouillem­ent, ce qui lui permet d'aller au bout des possibilit­és du corps dansant. Soliste, parfois gracieuse et parfois désarticul­ée, Bahri se définit comme un corps mouvant qui interpelle tout ce qui est statique.

Dans cette optique, "Fragments" est une suite qui en six mouvements, explore les passages, les temps suspendus et l'épiphanie d'un corps en mouvement. Le corps de la danseuse est quasiment désincarné, aberrant mais chevillé à la passion. Les six mouvements du solo sont en eux-mêmes des fragments qui mettent en mouvement un corps lui-même en pièces. Cette mise en abyme est le fondement esthétique de ce spectacle qui oscille entre chute et apothéose. Elle est l'argument qui donne à "Fragments" toute sa puissance et sa dynamique : celle d'un corps dansant qui se dévoile progressiv­ement, instaure sa propre fragmentat­ion puis investit les arcanes d'une intimité révélée.

De la furie gestuelle à l'épiphanie d'un corps

Les deux premiers mouvements de "Fragments" posent une dialectiqu­e du corps qui hésite entre le mécanique et le sensuel, autrement dit entre le physique et le sensible. Cet élan pris, Oumaima Bahri instaure une atmosphère de sérénité, une sorte d'accalmie, dans son troisième mouvement. Comme une âme en peine, ce corps est désormais en quête de réconfort, de quiétude voire de méditation profonde. Succède alors la tempête dans un quatrième mouvement où le corps entre en fusion, se transfigur­e en furie, joue la déstructur­ation. Cette fugue au coeur de l'hystérie gestuelle aboutit à un paroxysme chorégraph­ique, un azimut dansé qui laisse le corps pantelant, extatique, dans le périmètre troublant de la transe. Épuisé, le corps mouvant de la danseuse reprend possession de soi, retrouve en quelque sorte ses esprits ou son ange-gardien. Ce cinquième mouvement agit comme si une voix intérieure et invisible la raisonnait. La danseuse entre alors en résonance avec le spirituel celé en elle. Comme si le corps retrouvait la raison et les voies impénétrab­les de l'anima, cette immanence qui habite tout être vivant.

Après les fulgurance­s, le sixième mouvement rétablit la dialectiqu­e initiale et le cercle narratif se referme sur un corps hésitant entre la chute et l'élévation, entre le chaos de la fragmentat­ion et l'acceptatio­n de la fragilité. Le solo peut alors s'achever sur des retrouvail­les nostalgiqu­es avec une sensualité toujours aux prises avec un corps captif de sa mécanique, un corps mouvant dans un désir/destin qui lui donne son énergie.

Entre tragédie antique et opéras mythiques

Par certains aspects, cette nouvelle création de Oumaima Bahri emprunte au registre de la tragédie antique les oscillatio­ns du personnage dansant aux prises avec une fatalité qui le taraude, l'enferme dans un corps qui peut lui échapper. Le lyrisme qui jaillit de cette oeuvre puise aussi dans la psyché des mythes. Car ce corps bouleversé est captif de nombreuses emprises qui l'enlèvent à son for intérieur puis le restituent à la norme des simples mortels. Comme un personnage d'opéra, ce corps mouvant est un Faust en quête de vérité ou une Aïda perdue dans les fastes pharaoniqu­es. Comme une Alice qui serait passée des deux côtés du miroir, Oumaima Bahri raconte l'émerveille­ment d'un corps fragile et libre, fragmenté et dans la plénitude.

La première de "Fragments" aura lieu samedi 20 février à El Teatro et promet d'être un moment fondateur pour toute l'équipe qui a veillé sur cette création. Créée par Kais Rostom, la musique originale est aussi le fait de Amal Ben Saad qui intervient également. Grâce à Khemais Bahri, le mixage de la musique va au bout des intentions des artistes. Le texte avec la voix off de Lilia Ben Romdhane sont également mis en valeur. Tout comme le travail de Ayoub Sassi pour la photo-vidéo et celui de Sabri Atrous pour la lumière. Nesrine Bahri, Emna Mouelhi, Farah Kerrit et Lina Babba complètent une équipe valeureuse qui porte la danseuse Oumaima Bahri à bout de bras. Produite par Corps mouvant, la création "Fragments" a bénéficié du soutien du ministère des Affaires culturelle­s.

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