«Il faut traiter le destin par le mépris»
Il nous faut parfois notre dose de Camus. On y replonge dans sa prose, son style et ses idées pour suivre l'auteur dans ses pérégrinations existentielles et pour savoir où on en est. Le mythe de Sisyphe” constitue une approche intéressante de la pensée camusienne. On y trouve matière à affronter la vie, que ce soit dans le plus trivial du quotidien comme dans les plus hautes sphères de la réflexion. Remettre ses idées en place, se "dépolluer" en quelque sorte de l'avalanche d'informations via les divers supports médiatiques, pour ne garder que l'essentiel, la substantifique moelle de ce que devrait être notre regard sur le monde, sur notre propre vie. “
"Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide." Avec cette formule foudroyante, qui semble rayer d'un trait toute la philosophie, un jeune homme de moins de trente ans commence son analyse de sa sensibilité absurde. Il décrit le "mal de l'esprit" dont souffre l'époque actuelle : "L'absurde naît de la confrontation de l'appel humain avec le silence déraisonnable du monde."
Un essai qui ne fait pas l'apologie du suicide
”Le mythe de Sisyphe”, est publié en 1942 dans le cadre de la tétralogie “Le cycle de l'absurde”
“Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide”. Malgré cet incipit quelque peu intransigeant, cet essai ne fait pas l'apologie du suicide, tant s'en faut.
Selon Camus, la passion et la révolte sont les meilleures armes pour combattre l'absurdité de la vie.
Pour échapper au tourment de sa propre finitude, à l'inutilité d'une vie, l'homme doit être habité d'un esprit tourné vers les relations humaines, épris de liberté dans la pleine conscience de ses pouvoirs et de ses limites.
L'homme conquérant doit essayer de constamment tendre vers
“l'étonnante grandeur de l'esprit humain”.
Si le ton est parfois un peu péremptoire, le style de Camus n'est pas rébarbatif. Pour étayer ses dires l'écrivain se réfère souvent à d'illustres aînés, les passionnés de philosophie apprécieront.
Tout commence par la question fondamentale du suicide, selon que la vie vaut ou non d'être vécue.
Sur cette question essentielle, le philosophe (existentialiste athée) met en garde contre les risques d'une pensée, (souvent mise en action par un simple "souci") trop introspective "c'est commencer d'être miné" et d'une lucidité. Il se réfère à deux postures possibles : celle de la Palisse ou celle du Quichotte, l'idéal étant un mix des deux, savant équilibre de l'étude rationnelle et du lyrisme. Le suicide est donc un aveu d'incompréhension devant l'habitude, l'agitation quotidienne ainsi que devant le scandale de la souffrance et de la finitude qui génère ce sentiment d'absurdité qu'une logique poussée à son extrême entraîne jusqu'à l'irréversible abdication. Il souligne une anomalie, le monde est "épais", une pensée anthropomorphique ne permet pas "d'unifier" ; un animal, une pierre nous sont étrangers ; la nature, un paysage "plus lointains qu'un paradis perdu" peuvent nous nier. Ainsi, "cette épaisseur et cette étrangeté du monde" participent de l'absurde.
Tentation de l'inutile, devant les apories toujours repoussées du travail scientifique et d'une physique dont les issues s'apparentent à l'oeuvre d'art.
Nul réconfort métaphysique ; que serait une liberté donnée par un être supérieur pour qui "n'a pas le sens de la hiérarchie" ? Pas plus que celui de l'opportuniste pari pascalien.
Camus comprend mal également le revirement dostoïevskien d'un Kirilov se tuant pour être déifié, face aux espoirs d'une vie éternelle des Karamazov.
A cette absence de finalité et d'espoir (qui n'est pas le désespoir), répondent cependant une conscience cherchant sa direction, des intentions au coeur d'un présent, un mouvement, un devoir d'intelligence, des échanges humains et pour ne pas "ruminer", l'imagination, source de créations, fussent-elles éphémères.
Choisir entre "la croix ou l'épée", la contemplation ou l'action, bien que les sachant inutiles mais, dans une certaine mise à distance de l'événement, "faire comme si" et devant un hasard toujours "roi", savoir user de l'esquive...
Préférer encore la mutilation d'oedipe, résistant ainsi au désespoir et à la tentation du suicide ; cette résistance devenant l'affirmation que "tout est bien".
C'est donc précisément l'absence de sens de l'existence qui en fait son intérêt.
Ainsi, pour Camus comme pour les stoïciens, l'homme peut et doit affronter le destin, enrichissement vers une certaine liberté intérieure :
"Il faut traiter le destin par le mépris".
Ce fut une lutte intellectuelle pour le comprendre : mais où veutil en venir ?
Camus est un homme qui interroge. Avant lui, je ne connaissais pas l'importance de "l'absurde". Là, comme Sisyphe, comme les existentialistes, il se révolte contre la mort, contre les dieux. Pourquoi nous donner une vie pleine de passions, si nous devons mourir après ? Alors autant qu'elle soit la plus longue possible.
Extraits du livre…
« On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l'est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever. C'est le prix qu'il faut payer pour les passions de cette terre. [...]
Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. [...] Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.
Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? »