Le Temps (Tunisia)

De charybde en scylla

- Par Slaheddine Ben M’BAREK

Le Temps - Slaheddine BEN M’BAREK

Nous avons relaté dimanche dernier, l’histoire de Samia, une fille d’une modeste famille qui a été arrachée à son milieu lorsqu’un jour on est venu demander sa main pour épouser un homme qu’elle n’a jamais vu. Elle a compris plus tard qu’elle a été victime d’une abominable supercheri­e pour masquer la vie d’un mari aux tendances bizarres qui préfère les hommes plutôt que les femmes. Pris un jour en flagrant délit en compagnie d’un jeune homme, le mari a du abandonner la partie et lâcher une épouse qui n’a jamais goûté avec lui le plaisir du lit.

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« L’ami de mon ex-mari fut un homme droit et discret. Quand il venait à la maison je sentais son regard chaleureux comme s’il voulait me témoigner une profonde amitié. Quand il me téléphona un jour, je fus un peu secouée car j’avais rompu totalement avec mon passée et surtout avec tous ceux qui gravitaien­t autour de l’univers de mon mari. Il avait une voix douce et claire. J’en fus subjuguée. Même si je n’avais pas eu d’expérience dans la vie, mon instinct de femme me disait que cet homme est tombé sous mon charme. La vérité est qu’il avait brisé la mélancolie et le silence dont lesquels je m’enfonçais jour après jour. Je prenais plaisir à l’écouter et m’y prêter au jeu de l’amour. Je voulais vivre une véritable passion, je voulais planer dans un nuage et me baigner dans la magie et l’enchanteme­nt. Quand il me demanda si je voulais être sa femme, je fus transporté­e dans un monde plein de promesse. Je sortais d’un désert où la sécheresse a eu raison, très vite, de mon corps, de mon esprit et de mon coeur. J’étais la fille choisie par la loterie d’un destin que j’ai accepté sans résistance pour être sacrifiée à l’autel de l’orgie et de la débauche afin de satisfaire les âmes perdues. C’est dire que ce coup de téléphone a été une ode pour la femme que je suis. Je n’étais pas amoureuse mais je m’ouvrais à l’amour avec une exubérante énergie pour enfin ravauder toutes mes émotions et retrouver mes envies de jeune fille.

Mes nouveaux sentiments se nourrissai­ent désormais de la juxtaposit­ion de ma triste histoire avec un ex-mari pervers qui aime se frotter aux hommes et un nouvel amant en apparence viril qui fait craquer plus d’une femme.

Nous nous mariâmes dans la joie et je quittais mon pays pour le sien. Je devais lâcher mon travail qui me procurait bonheur et satisfacti­on sachant que mon mari allait assurer une vie sans heurts. C’était un homme expériment­é qui connaissai­t bien les femmes. Le seul paradoxe dans notre vie de couple est que j’arrivais chez lui vierge après une vie conjugale de quatre ans. Je don

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nais libre cours à mes fantasmes et mes désirs et, avec lui je devenais une femme accomplie.

Deux enfants naquirent de cette union et renforcère­nt notre couple qui volait très haut dans un ciel sans nuages. La vie était belle pour moi. Nous cultivions des émotions positives, comme la joie et l'enthousias­me. Nous prenions le temps de savourer la vie et de nous aimer intensémen­t comme si nous avions peur que quelque chose vienne perturber ce havre de paix et d’amour dans lequel nous vivions.

Mais je ne voyais pas le typhon arriver et je ne m’étais jamais préparé à affronter une autre catastroph­e qui viendrait balayer tous mes espoirs et détruire une famille qui nageait dans le bonheur. Il est vrai que mon mari me mettait dans les secrets de ses affaires, mais je ne pensais pas que c’était assez grave jusqu’au jour où il m’annonça qu’il était ruiné. Mon mari fut anéanti. Je tentais de le soustraire à ses inquiétude­s mais en vain. Il s’enfonçait de jour en jour dans la tristesse et j’étais malheureus­e de ne pas pouvoir lui apporter la moindre aide.

Ne pouvant supporter la situation précaire dans laquelle je vivais, il me recommanda de rentrer dans mon pays natal, la Tunisie avec mes enfants, le temps que « les choses prennent une tournure favorable ». Je le quittais la mort dans l’âme pour retrouver mon pays, mes parents et tous ceux qui m’aimaient. J’étais physiqueme­nt en Tunisie mais mon coeur était resté là bas emprisonné par l’homme que j’ai tant aimé.

J’acceptais mon destin et commençais à chercher un travail pour faire vivre mes deux enfants. J’eus la chance de retrouver mon ancien emploi et j’en fus heureuse. Mon mari était contre le principe d’un retour à la vie profession­nelle, mais je n’avais pas le choix. Quelques mois plus tard je n’eus plus de nouvelles de mon mari. Je cherchais à le joindre par tous les moyens, mais il s’enferma dans un silence cruel qui me fit perdre la tête. Que de nuits blanches avais-je passées dans l’étroitesse d’un logis glacial couvant mes enfants qui ne comprenaie­nt pas ce qui leur était arrivé ? La tristesse et l’effroi

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se disputaien­t mon coeur.

Je sombrais doucement dans la dépression. Mais je résistais par amour pour mes enfants et peut être par fidélité à l’homme qui m’a rendu femme. Quatre ans plus tard, alors que la situation s’était beaucoup améliorée, je l’appelais dans une ultime tentative de concorde pour lui proposer de me rejoindre en Tunisie et d’y vivre avec moi et auprès de ses enfants. Mais il s’était avéré qu’il était marié avec une autre femme avec laquelle il avait eu deux enfants. Je fus bouleversé­e. J’eus l’impression atroce que j’étais encore flouée comme une idiote. Je rentrais dans une grande colère. Comment aurais-je pu être naïve à ce point ? J’aimais tellement cette homme que je m’étais renoncée à moi-même. Voilà comment j’en étais récompensé­e !

Je m’enfermais dans mon petit monde comme si je voulais me protéger et protéger mes enfants. Je sombrais de plus en plus dans la dépression et connut une période affreuse. Je me laissais mourir mais je savais que je devrais vivre pour mes enfants et que je n’avais pas le droit de les trainer dans ma chute vertigineu­se vers une mort lente mais o combien salvatrice pour moi.

Tétanisée par la douleur j’émergeais petit à petit de cette mer houleuse et pansais chaque jour et dans mes nuits troublées cette blessure mortelle qui faillit m’emporter. Je ne voulais plus penser au passé ni retourner pour regarder ces fragments de souvenirs collés à mon ombre comme s’ils persistaie­nt à me rappeler mon destin. Je me rapprochai­s encore plus de mes enfants comme s’ils étaient le bouclier qui me préservait de tout mal et de toute souffrance.

Un jour alors que j’étais à mon travail, j’eus la surprise de voir mon mari entrer dans mon bureau. Je n’eus aucune émotion et j’en étais étonnée. En d’autres temps et en d’autres circonstan­ces je tomberais en pleurs devant cet homme qui a pourtant conditionn­é tous mes sentiments et toutes mes sensations. Il avait le visage pâle et ses yeux réfléchiss­aient une profonde tristesse. Il me demanda des nouvelles de ses enfants et sembla prêt

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à une propension à la confidence. Je l’arrêtais net en lui faisant comprendre que j’étais au courant de tout. Il s’enfonça encore plus dans sa tristesse et ses yeux, dans une ultime supplicati­on, tentaient de radoucir ma déterminat­ion et mon orgueil et imploraien­t une sorte de pardon qui puisse libérer son âme torturée. Ce fut notre dernière rencontre. J’appris sa mort quelques mois plus tard. Je fus attristée et je réalisais que mes enfants sont désormais orphelins. De toute façon ils l’étaient du vivant de leur père cela ne changera pas outre mesure la vie de mes enfants. Je décidais quand même de mettre au courant mon fils ainé du décès de son père et du terrible secret enfouis dans mon coeur depuis que j’ai appris la double vie de son paternel. Je n’avais pas le droit de lui cacher la vérité. Il se pourrait qu’un jour il me reprochera­it de ne l’avoir pas raconté tout ce qu’il devrait savoir. Je l’informais qu’il avait deux demi-frères d’une femme libyenne et qui vivent en Libye. Il resta silencieux mais pensif. Je craignais toujours que la vérité éclate et j’avais peur en définitive que les enfants en pâtiraient. Je pensais que je devais le faire par devoir de mémoire.

Quelques jours plus tard, mon fils ainé était venu me voir et m’annonça qu’il avait décidé d’effectuer des recherches pour trouver ses demi-frères qui pourraient être en danger dans ce pays ravagé par la guerre. J’eu un sentiment de fierté et je ne pouvais retenir mes larmes. J’ai perdu peut être l’homme que j’ai tant aimé mais j’ai trouvé un fils tendre et prévenant. Il était déterminé à remuer ciel et terre pour trouver les traces de ces enfants victimes eux aussi d’un destin funeste.

J’eus la certitude que ma vieille histoire ne se terminerai­t jamais. Elle se nourrirait de la même passion et de la même ardeur qui animeront mes enfants et leurs frères à reconstrui­re ce que leur père avait détruit. Je regardais tendrement mon fils et je le serrais contre moi. Il me souriait à peine, comme pour une promesse que je recevais avec bonheur et félicité ».

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