La dimension messianique d’ali
(suite et fin)
Ali prophétisé
Dans plusieurs de ses prônes, Ali se déclare l’oint/le Christ, al-masīḥ, le mahdī (le Bien-guidé) ou le qā’im (le Résurrecteur), le Messie de la Fin des temps identifié par beaucoup à Jésus : « […] Je suis Jésus […] Je suis le mahdī de tous les instants, je suis le Jésus de ce temps […] je suis le grand fārūq […] ». Selon les hérésiographes, les Alides (adeptes de Ali), refusaient de croire en la mort de Ali. Ils prétendaient qu’à l’instar de Jésus, il était monté au ciel pour revenir sur terre à la Fin des temps en tant que Mahdī/qā’im, pour se venger de ses ennemis et remplir la terre de sagesse et de justice. Dans le verset 13 : 7, Dieu parle de deux personnages religieux importants : « […] Tu n’es qu’un Avertisseur (mundhir) et chaque peuple a un Guide ». L’exégèse shi’ite soutient unanimement que le premier désigne Muhammad et le second Ali. Outre le fait que « le Guide » est supérieur à « l’avertisseur » dans l’économie religieuse, on sait qu’al-hādī est également un des nombreux titres d’alMahdī, le Sauveur (les deux termes appartiennent évidemment à la même racine HDY). Peut-on penser alors que, pour certains Alides des premiers temps, Muḥammad était le Paraclet (saint Esprit) annonçant l’avènement de 'Alī, le Messie ? Al-ablaq, un des chefs de la secte des Shi’ites pro-abbassides Rāwandīya vers la fin de l’époque omeyyade et le début de l’ère abbasside, et partisan de la doctrine de la métempsycose (tanāsukh), soutenait que l’esprit de Jésus était installé en 'Alī. Dans une tradition rapportée par le savant ismaélien Ja'far Ibn. Manṣūr al-yaman (m. avant 346/957), 'Alī est dit avoir déclaré : « Hommes ! Je suis le Christ (al-masīḥ), je guéris les aveugles et les lépreux […] Je suis lui et il est moi ; Jésus, fils de Marie, fait partie de moi et moi, je fais partie de lui. Il est le Verbe suprême de Dieu (kalimat allāh al-kubrā) ». Et les exemples de ce genre sont nombreux. Ce qui tend à montrer que pour une bonne partie des Shi’ites (dont la plupart seront qualifiés d’«extrémistes» plus tard), 'Alī était considéré comme étant le qā’im, le Sauveur eschatologique (le sauveur du jour dernier ; l’eschatologie (équivaut à qui’ama en arabe), une nouvelle manifestation de Jésus. Comme dans d’autres traditions religieuses annonçant la Fin du monde, les problèmes surgissent lorsque cette échéance n’arrive pas ; lorsque le prophète « avertisseur » et le Messie annoncé meurent et que le monde n’atteint pas son terme. L’histoire est alors à récrire, la Tradition à réinterpréter, les textes à infléchir. Si l’on se fonde sur la supposition qui vient d’être exposée, on a l’impression que plus on progresse dans le temps, plus la figure de 'Alī perd sa dimension divinomessianique (l’assimilant à Jésus-christ) au profit de la figure du seul successeur légitime du Prophète aux dimensions théophanique, initiatique et mystique transmissible à ses descendants, les autres imams alides. Autrement dit, si l’on prend en compte notre hypothèse, contrairement à ce que pensent habituellement la plupart des historiens et des islamologues, les traditions shi’ites les plus radicales sur les natures divine, christique et messianique de Ali seraient les plus anciennes, évoluant plus tard dans le sens d’une certaine atténuation. Le premier imam va perdre sa connexion étroite avec Jésus et sa dimension christique messianique, mais les vestiges de cet immense poids religieux vont nourrir son statut hautement divin qui le singularise si fortement dans la spiritualité musulmane en général et shi’ite en particulier.
Dans le sunnisme, l’évolution de la figure de Ali est totalement différente. La période omeyyade, mises à part quelques courtes parenthèses, semble marquée par une détestation revendiquée, illustrée par des malédictions publiques de Ali et ses descendants, sur ordre du pouvoir. Parallèlement, certains autres « Compagnons » du Prophète auraient été hissés au rang d’hommes divins, très probablement pour neutraliser l’image shi’ite de Ali ; cela semble particulièrement notable dans le cas de Umar Ibn al-khaṭṭāb, adversaire historique de Ali et sanctifié grâce à son image de champion des conquêtes arabes. L’arrivée des Abbassides, d’abord eux-mêmes shi’ites, marqua le terme du culte de la haine de Ali mais, en se «sunnitisant» par pragmatisme politique, le nouveau pouvoir va banaliser et récupérer ce dernier en le plaçant au même rang que les trois autres « califes bien guidés » et d’autres « Compagnons » désormais canonisés du Prophète.