La Tunisie désormais en guerre contre elle-même !
« Aucun problème ne peut être résolu, sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré », disait Einstein. Dans un si petit pays qu’est le nôtre qui voyait pourtant grand le 20 mars 1956, puis le 14 janvier 2011, les problèmes s’accumulent sans solutions à l’horizon, parce qu’ils véhiculent un faisceau de contradictions frisant le surréalisme. Kafka lui-même ne s’y reconnaitrait pas. Le nôtre, est un Etat qui avait à choisir entre le Dialogue et le déshonneur. Il n’aura pas le dialogue, mais il aura le déshonneur. Et, au-delà de l’etat, il convient de parler aujourd’hui de l’honneur perdu d’une démocratie qui devait lancer un défi serein à la face du monde, mais qui se retrouve aujourd’hui ankylosée, raillée même, alors que le peuple qu’elle devait affranchir du joug de la dictature, s’en détourne résolument, empêtré qu’il est dans une lutte au quotidien pour sa survie.
Le Temps - Raouf KHALSI
« Aucun problème ne peut être résolu, sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré », disait Einstein. Dans un si petit pays qu’est le nôtre qui voyait pourtant grand le 20 mars 1956, puis le 14 janvier 2011, les problèmes s’accumulent sans solutions à l’horizon, parce qu’ils véhiculent un faisceau de contradictions frisant le surréalisme. Kafka lui-même ne s’y reconnaitrait pas. Le nôtre, est un Etat qui avait à choisir entre le Dialogue et le déshonneur. Il n’aura pas le dialogue, mais il aura le déshonneur. Et, au-delà de l’etat, il convient de parler aujourd’hui de l’honneur perdu d’une démocratie qui devait lancer un défi serein à la face du monde, mais qui se retrouve aujourd’hui ankylosée, raillée même, alors que le peuple qu’elle devait affranchir du joug de la dictature, s’en détourne résolument, empêtré qu’il est dans une lutte au quotidien pour sa survie.
Plus que tout, ce peuple vomit une classe politique faite de castes, de clientélisme, d’affairisme éhonté et, toutes, prenant soin de momifier les éternels cadavres dans les placards.
Nous avons dépassé le stade des escarmouches. Nous avons dépassé le seuil, toujours stérile, de la guéguerre qui ne fait juste qu’engendrer des tensions. Aujourd’hui, la Tunisie est en guerre contre elle-même. Et l’on ne saurait préfigurer son issue. Guerre de positionnement ? Pas vraiment cela. Guerre de leadership et de mainmise sur les rouages de l’etat : plutôt cela. Ou, alors, c’est plus cohérent, l’enjeu c’est plutôt la mainmise sur les rouages du non-etat.
« Le Frankenstein » impromptu
Il faut au moins être à deux pour faire une guerre. Là, au-delà de la face émergée de l’iceberg, le narcissisme donne à peu de frais le change à la cupidité, à la lâcheté même, et aux coups en dessous la ceinture. Nous sommes en plein dans « La ferme des animaux », l’ouvrage de référence de George Orwell, où les animaux chassent les hommes faiseurs de dictature, mais où ils finissent par fomenter des « coups d’etat » à répétitions, une race destituant l’autre et ainsi de suite.
Dans notre réalité ici présente, on mesure l’ampleur des dysfonctionnements institutionnels, et tous générés par des failles constitutionnelles sciemment prévues pour que le diktat du pouvoir réel ne sorte jamais des mains de ce parti (Ennahdha) qui n’a fait, en dix années de règne effectif, que de jeter ses tentacules partout où le pouvoir est à prendre, dévorant au passage tous ceux auxquels il fait miroiter les vertus du consensus.
Ennahdha qui avait appelé à voter Kaïs Saïed ne s’imaginait pas qu’il se retournerait contre lui. Il ne pouvait s’imaginer qu’un scénario à la Frankenstein allait lui donner autant de frayeurs et bouleverser tous ses agendas. Et, encore, à la différence de Frankenstein, ce ne sont pas les laboratoires de Ghannouchi qui ont « fabriqué » Kaïs Saïed. Du coup, la force tranquille et inébranlable telle qu’ennahdha a toujours cherché à paraître, se met à tituber, à vaciller, ne trouvant rien de mieux que de débiter des pamphlets « en l’honneur » de ce Président revêche et qui se dresse contre le système et le régime dans leur totalité. Parce que, pour Saied, ce système c’est celui des corrompus, celui des coquins et des coquins, celui de l’enrichissement illicite, et celui du népotisme.
Kaïs Saïed est parti en guerre contre le système. Et l’épicentre de ce système, c’est effectivement Ennahdha qui ne s’imagine pas en être éjecté. Une question de vie et de mort. L’arrogante prétention aussi d’avoir droit de vie et de mort sur le pays, dans le sens où, à bien prendre les propos d’abdelkrim Harouni (président du Conseil de la Choura), Ennahdha est « le seul garant de la survie de la démocratie », le seul rempart contre ce « projet de dictateur » qu’incarne à ses yeux Kaïs Saïed. Même le très respectable Néjib Chebbi s’est laissé entraîner dans ce raisonnement : pour lui, Kaïs Saïed est en train d’opérer « un coup d’etat soft ». De fait, Ennahdha utilise tous les moyens, y compris les plus abjects, et il le fait par procuration : les « perles » de Rached Khiari polarisent, en effet, l’attention. La campagne de Saïed aurait été « financée par l’administration Trump ». Avant hier soir, l’ambassade des Etats Unis en Tunisie tweetait un démenti officiel. Mais, à travers les lignes, c’est comme si elle nous disait « ce sont vos oignons et votre cuisine interne n’intéresse pas l’amérique ». Ce tweet ne vaut que par le démenti. Quant à dire que l’amérique, tout autant que les chancelleries étrangères en Tunisie, ne veulent pas s’immiscer dans notre politique interne, nous avons de bonnes raisons d’en douter.
La politique du Niet : jusqu’où ?
Si Ennahdha n’en finit pas de vouloir façonner le pays à son image, Kaïs Saïed, de son côté, veut refaçonner les textes constitutionnels à la sienne. Est-il néanmoins assez bien outillé pour opérer une nouvelle révolution, tant au niveau du mode de gouvernance, que du rapport aux institutions ? S’il détecte des brèches dans lesquelles il s’engouffre et en fonction desquelles il cherche à briser les chaînes, il n’en reste pas moins dans la technique du blocage. Il a choisi de bloquer tous les processus de gouvernance, refuse catégoriquement de se concerter avec le Chef du gouvernement qu’il a, pourtant, lui-même choisi et cela fait que le pays s’en retrouve paralysé. Avec un gouvernement réduit à la portion congrue, les doublons départementaux ne savent plus où donner de la tête. De son côté, Hichem Mechichi qui avait été aux côtés du Président dans son premier staff à Carthage et qui a toujours été sponsorisé par le Président lui-même par la suite, s’est révélé être un os dur. On dissertera à l’envi sur la rupture entre les deux hommes et il n’est pas difficile d’imaginer que le sens manoeuvrier de Ghannouchi a très bien planifié cette rupture. Il vient même de narguer le Président en nommant Lazhar Loungou, Directeur général des services spéciaux au sein du ministère de l’intérieur. En fait, c’est entre autres, à partir du limogeage de Lazhar Loungou par l’ancien ministre de l’intérieur, Taoufik Charfeddine, un homme à Kaïs Saïed et, ensuite par le limogeage de Taoufik Charfeddine lui-même, par le Chef du gouvernement (qui occupe, depuis la fonction de ministre de l’intérieur par intérim) que le conflit entre les deux têtes de l’exécutif s’est amplifié, atteignant un point de non-retour.
Et, pour jeter de l’huile sur le feu, le Président s’autoproclame commandant suprême des Force sécuritaires civiles, sachant que son domaine de compétences est représenté par nos Armées. Oui, il a fait des lectures constitutionnelles, des comparaisons entre la constitution de 1959 et celle de 2014, sur la base de texte, à son sens, abrogé. Soit. Le Président s’est peut-être rappelé les appels de Mohamed Abbou, l’incitant à verrouiller le pays et à prendre le Pouvoir effectif, grâce aux forces armées et sécuritaires. Il lui disait à peu près ceci: ose, tu as tous toutes les prérogatives pour toi. Mais il ne faut pas oublier, non plus, le jeu de conditionnement auquel s’était prêté Ghannouchi auparavant : « l’armée et la Police ne sont pas sûres », déclarait-il. Pas sûres, par rapport à quoi et par rapport à qui, justement ?
Il y a simplement à se demander, tout bêtement comme on dit, pour quelles raisons Kaïs Saïed ne propose-t-il pas une refonte de la constitution par voie de référendum comme l’avait fait De Gaulle pour en finir avec la Ivème République ? Justement, le référendum, c’est encore l’un des avatars de cette constitution. Réviser des textes constitutionnels ? Il faut une Cour constitutionnelle dont le Président refuse l’avènement parce qu’il juge ce Parlement très suspect ? Dissoudre alors l’assemblée ? Il n’est pas évident qu’il le veuille ou qu’il ne craigne pas un effet boomerang. Entre temps, la guerre des tranchées bat son plein. L’honneur perdu d’un pays qui prétendait refaire le monde !