Le blues des chiens abandonnés
Arts plastiques
Avec l'exposition "Une vie de chien", le photographe Kais Ben Farhat choisit une narration épurée et une approche esthétique pour défendre la cause animale. À la galerie Saladin, à partir du 8 janvier.
Pour sa première exposition de l'année 2022, la galerie Saladin a choisi le photographe Kais Ben Farhat et son bestiaire canin décliné en une trentaine de photos.
À sa manière et avec son objectif de photographe, c'est un slam pour les chiens abandonnés, libres et errants que scande Kais Ben Farhat. Comment ne pas voir dans sa nouvelle collection de photos, un hymne à tous les toutous, clébards et roquets qui arpentent les villes et les campagnes sans niche fixe, ni autre boussole que leur instinct de survie ?
Un slam pour les chiens errants
Ces photos très épurées, tendres malgré la réalité brutale qu'elles saisissent, sont d'abord une interpellation de toutes nos consciences molles qui préfèrent toujours regarder ailleurs. Kais Ben Farhat nous invite à regarder une réalité palpable et, sans apitoiement, à mesurer la volatilité de la cause animale.
Ces chiens égarés dans les méandres ruraux et les labyrinthes urbains, il les regarde en face, fixe leur image et sait parfaitement capturer les paradoxes entre errance vagabonde et liberté animale. Le photographe parvient aussi à délimiter le hiatus qui sépare un chien isolé et une meute, l'écart parfois imperceptible entre un animal qui batifole et un autre qui a faim.
Sans forcer le trait ou plus précisément les contrastes, Kais Ben Farhat rend simplement compte d'un pan du réel sans omettre d'en souligner la beauté à la fois cruelle et fugace. Car ces chiens sont porteurs d'une esthétique, représentés dans un contexte qui les sublime. Dans la joie qui émane d'une course dans les champs ou la solitude d'un chien surplombant une ville floutée, le photographe traque la beauté plastique là où elle ne se trouve pas. Dans les milliers de nuances qui oscillent entre le noir et le blanc des photos, il sait aussi célébrer cette beauté insoupçonnée. Le photographe en devient littéralement un médiateur objectif c'est à dire une sorte de démiurge qui, par un tour de force artistique, révèle un réel occulté et la dérive permanente des vies de chiens.
Le chien dans les oeuvres artistiques
Ce faisant, il nous rappelle que s'ils sont très présents dans la mosaïque antique, les chiens ne figurent que rarement dans les registres contemporains. Du "cave canem" qui prévenait les passants aux chiens de chasse de la "venatio" romaine, plusieurs traces subsistent dans nos tesselles toujours palpitantes. Mais, de nos jours, les chiens sont plus nombreux à courir à leur perte, sans abri ni maître, qu'à s'épanouir dans le monde des créateurs d'art. Tout en comblant ce manque, Kais Ben Farhat reste fidèle à ce qui fait son cachet propre : des plans panoramiques, des mises en abyme, une dialectique des ensemble, un dialogue feutré des tonalités et des photographies qui s'emparent du fugace tel qu'il s'écoule. Si l'oeil peu exercé ne voit pas ce qui est subreptice, ces instants fragiles n'échappent pas à l'objectif de Kais Ben Farhat qui, sans concessions ni surcharge, les configure esthétiquement.
Dans cette collection d'oeuvres qui sont autant de vibrants plaidoyers, le photographe pourrait reprendre à son compte l'aboiement chanté de Léo Ferré dans son fameux "Je suis un chien". Car Kais Ben Farhat avec son bestiaire canin, n'en établit pas moins de troublants parallèles puisque ces chiens et leur chienne de vie, nous ressemblent un peu, beaucoup, énormément, à la folie des caniches déboussolés et des molosses toutes dents déployées.
Une fable canine et des lectures multiples
Cette collection de photos est-elle une manière de fable, une métaphore de nos vies ou une spirale qui nous enroule et questionne ? On peut face à ces chiens en mouvement perpétuel mais traqués dans un carrousel qui tourne sur lui-même, reconnaître des joies éphémères et des détresses auxquelles, il est difficile d'échapper.
Faut-il dès lors déceler l'humain dans chaque chien et se convaincre qu'en filigrane, ces photos disent le dérisoire du sens introuvable et le sublime qui fonde des valeurs partagées comme l'entraide, la fidélité ou la résilience ?
Dès lors, Kaïs Ben Farhat qui rassemble ces photographies depuis cinq ans et sa rencontre impromptue avec un cabot naufragé à Zaghouan, instaure un univers plastique et éthique, interroge nos regards et inverse les perspectives. C'est ainsi, qu'à l'image des philosophes cyniques, il se met lui aussi dans la peau d'un chien et nous place résolument dans une révolution copernicienne. Car au fond, c'est bien notre course éperdue que ces photos décrivent : nous sommes bel et bien des chiots avec ou sans pedigree, saisis par procuration dans l'objectif d'un photographe ivre de correspondances cyniques.