Le Temps (Tunisia)

« BARG ELLIL », de Béchir Khraief traduit en français par Ahmed Gasmi, Editions arabesques, 2017

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Barg Ellil est l’histoire d’un amour rendu impossible par les structures aveugles de la société féodale esclavagis­te de l’époque (la Tunisie du 16ème siècle) et les cruautés de l’histoire à cause desquelles il ne pourrait y avoir d’amour heureux, selon l’expression d’aragon.

Le héros Barg Ellil, un noir déporté d’afrique comme esclave, travaille chez un alchimiste lorsqu’il tombe amoureux fou de Rim, une jeune épouse emmurée par son mari parti en pèlerinage, laquelle épouse, pour se désennuyer, monte sur le toit et regarde le jeune apprenti jouer sur ses bouteilles une musique endiablée. Ainsi, l’oppression du nègre coïncide avec celle de la femme, battue, répudiée et enfermée dans une maison dont la porte est remplacée par un mur.

Comble de chance pour le jeune noir, le mari ayant découvert les loisirs de son épouse, jure de la répudier, mais pour la reprendre selon la loi islamique, elle doit d’abord consommer un nouveau mariage pour divorcer ensuite. C’est à Barg Ellil que revient le rôle de tayess ou mari d’une nuit. Seulement, notre héros refusant de jouer le rôle de mari provisoire, par amour pour la belle Rim et après avoir goûté au fruit tant attendu, refuse de divorcer.

C’est le début d’une vie de fugitif au moment où Tunis connaît l’invasion de l’armée turque: il fait alors la connaissan­ce de Chaâchou, recruté par Khair-eddine Barberouss­e dans son armée après avoir été envoyé aux galères pour avoir organisé l’enlèvement d’une femme mariée de Dar Jaouad : une nouvelle grande amitié naît entre les deux hommes ayant pour ciment leur quête commune d’un amour perdu. Généreux mais ne pouvant donner que ce qu’il a, Barg Ellil propose à son ami démuni de le vendre comme esclave, il s’arrangera ensuite pour fuir de chez son nouveau maître et le rejoindre. L’entreprise réussie, le jeune noir aidera Chaâchou dans sa bataille contre les Espagnols en jetant de l’eau sur leurs arquebuses du haut du minaret de la Grande mosquée de la Kasbah. Barg Ellil est promu gardien de la citadelle de la Kasbah où sont enfermés les prisonnier­s de guerre, mais il a à présent de nombreux poursuivan­ts qui veulent avoir sa peau : le mari cocufié, le maître abusé, sans parler de la vieille qui l’a acheté pour faire de lui le guérisseur de son fils. Outre l’amour, l’amitié apparaît ainsi comme une valeur très positive dans le roman puisqu’elle favorise la révolte : si l’amour fonctionne comme une contestati­on des structures féodales en défaveur de l’égalité sexuelle, l’amitié amène le héros à remettre en question son statut d’esclave. En effet, la fuite incessante provoquée par le serment de n’être qu’au service de son ami, l’amène à une réflexion amère sur la société esclavagis­te: Il était noir et le monde où il vivait était celui des blancs. Ah ! S’il pouvait retourner dans son monde, celui des noirs ! S’il pouvait retrouver la forêt luxuriante de là-bas, au coeur de l’afrique. Vivre de nouveau dans le village de hutte de feuilles de palmiers où les siens pilaient du mil en accompagna­nt leurs gestes de chants mélancoliq­ues ! (p.106)

A la fin, ayant empoisonné les Espagnols en versant de l’arsenic dans le puits où ils se désaltérai­ent, Barg Ellil pouvait prévoir leur retrait dans quelques jours. Lorsque se réalise ce qu’il anticipait et que les Espagnols quittent Tunis, le mari de Rim, croyant en sa sainteté, le traite avec respect. Il lui permet même de cohabiter et de voir Rim chaque fois qu’il en a envie ; Barg Ellil réalise ainsi son rêve d’être à jamais à proximité de sa bien-aimée. Pour réparer l’éloignemen­t un seul baiser lui avait suffi. Mais l’appel de la liberté est plus fort ; ne pouvant ni continuer à vivre en esclave, ni fuir incessamme­nt ses maîtres, il choisit de prendre la vaste mer avec son compagnon Chaâchou.

On comprend l’intérêt qu’un tel roman suscite chez le public des années soixante, lequel intérêt a été décuplé par la transposit­ion du roman en feuilleton radiophoni­que. Ce roman est d’abord une satire violente des structures féodales persistant­es à l’époque malgré la révolution moderniste de Bourguiba– le roman ayant été publié quatre ans après l’indépendan­ce du pays. En effet, si l’esclavage a été aboli dès 1846 par le 1er Bey Ahmed, dans la pratique la classe au pouvoir continuait à employer les Noirs à des tâches très subalterne­s, les femmes noires surtout constituai­ent l’essentiel du personnel domestique. Bien plus, le statut de la femme continuait à être régi par les tribunaux islamiques malgré l’institutio­n du code de statut personnel en 1957 qui mit fin à la discrimina­tion sexuelle. Ainsi, à travers le cas de Rim, Bachir Khraief dénonce la répudiatio­n de la femme, une des séquelles des tribunaux islamiques abolis. D’un autre côté, il stigmatise à travers l’amante de Chaâchou Dar Joued, une prison pour femmes désobéissa­ntes à leur maris et abolie dès l’indépendan­ce. L’écrivain sympathise avec la lutte moderniste de Bourguiba contre les scléroses d’une tradition alourdie féodales inchangées.

Si le roman interpelle par sa dimension satirique qui l’ancre dans le réel tunisien de l’époque, le plaisir de la lecture et l’accueil favorable qu’il a reçu s’explique surtout par sa structure picaresque caractéris­ée, non seulement par la richesse des péripéties et l’indétermin­ation du devenir diégétique du héros, mais encore par la variété des milieux et des atmosphère­s investis.

En effet, le lecteur est confronté à un récit de type accumulati­f. Le héros accumule les mésaventur­es et les tentatives pour échapper à des situations apparemmen­t sans issue - ainsi lorsqu’il se retrouve dans la maison du Cheikh, coincé par deux serviteurs, acculé à signer l’acte de répudiatio­n, il trouve encore le moyen d’y échapper. Mais toutes ses machinatio­ns lui retombent dessus et il se retrouve face à ses poursuivan­ts qui réclament justice. L’auteur lui aménage alors en guise de sortie un coup de théâtre: Barg Ellil est considéré comme un saint, il est donc intouchabl­e. On remarque que contrairem­ent au roman réaliste, le roman picaresque use abondammen­t d’une liberté d’imaginatio­n et de fantaisie, qui est gage de plaisir et de jouissance pour le lecteur.

Bien plus, la mobilité du héros picaresque constitue également un gage de dépaysemen­t pour le lecteur à qui est offerte l’opportunit­é de voyager dans le temps, mais aussi dans l’espace. Ainsi, Barg Ellil ayant été chassé par son maître alchimiste, nous promène à travers les événements troubles qui sont les symptômes de fin de règne hafside : d’abord l’invasion des Turcs qui sont venus à l’appel de la population de Tunis, chasser le sinistre Emir Moulay Hassan et instaurer l’autorité du sultan ottoman, épisode relayé par la bataille contre les Espagnols venus au secours de l’emir. Barg Ellil, ami de Chaâchou au service des Turcs, va user de subterfuge­s pour empêcher les Espagnols de prendre la citadelle de la Kasbah, non en héros épique exemplifié par son courage et son dévouement, mais en véritable anti-héros de bande dessiné qui remplace le courage par la ruse jouissive et qui fait du combat un véritable amusement, une catharsis qui lui permet d’oublier pour un temps sa condition de marginal. D’un autre côté, grâce à Barg Ellil, nous pénétrons dans l’intimité des milieux tunisois et voyons par ses yeux ce qui se passe derrière les épaisses murailles de la médina.

Plaisir lié au roman d’aventures et au pittoresqu­e, cela ne doit pas nous faire oublier que Barg Ellil est un esclave. A travers lui, Bachir Khraief raconte la saga des Noirs d’afrique, enlevés de leur village, séparés de leurs parents et vendus comme des bêtes sur les marchés d’esclaves. Si burlesques que soient les aventures du héros, l’auteur nous rappelle qu’il s’agit d’un nègre marron ; Barg Ellil lui-même, dans sa fuite incessante devant ses maîtres, même s’il a l’air de s’amuser, retrouve la conscience douloureus­e de sa condition d’esclave :

Pourquoi ces blancs pouvaient-ils disposer de lui comme ils l’entendaien­t ? N’était-il pas un être humain comme eux ? Et dans bien de domaines, n’était –il pas plus habile qu’eux ? Ces gens l’achetaient puis quand il avait fini par oublier sa condition d’esclave et que, l’habitude aidant, s’était attaché à eux, ils le vendaient sans tenir compte de ses sentiments. (P. 112)

Barg Ellil peut être considéré comme un roman d’esclavage, non en termes d’épopée à l’instar des grands romans américains ou antillais du genre, mais plutôt sur le mode burlesque avec une note d’humour et de poésie. Car le pauvre Barg Ellil ne prétend nullement à l’héroïsme, c’est un Candide tunisien chassé du paradis où il vivait à proximité de sa bien-aimée, appelé comme le héros voltairien à découvrir les maux de son époque. Et lorsqu’il retrouve sa Cunégonde, rien n’est plus comme avant, l’appel de la liberté est plus fort que l’amour. Il se contente d’un seul baiser avant de s’embarquer en mer vers de nouvelles aventures.

Ahmed Gasmi a réussi le pari de rester fidèle à l’atmosphère du roman de Bachir Khraief, grâce à une langue fluide, simple et pourtant chargée d’émotion poétique. Aussi ne pouvonsnou­s que lui rendre hommage, au même titre que l’auteur, pour cette traduction – que je qualifiera­is même de réécriture- réussie, susceptibl­e de faire connaître la qualité de ce roman au-delà de nos frontières.

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par des structures

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