L'Economiste Maghrébin

Innovate or perish

« Lorsque souffle le vent du changement, certains construise­nt des murs, d’autres des moulins ». Proverbe chinois

- Par Habib Karaouli

Un secteur fragile et vulnérable

Les principale­s caractéris­tiques du marché bancaire : fortement atomisé, vulnérable, asymétriqu­e et non performant, dans un environnem­ent où la prise de risque et la production de crédits notamment pour les PME/PMI deviennent quasi nulles. Qui plus est, sous la contrainte de règles prudentiel­les de Bâle III et du FMI, plus exigeantes en termes de fonds propres durs et de couverture des risques.

L’analyse des enjeux auxquels sont et seront confrontée­s les banques tunisienne­s (coût du risque, normes prudentiel­les de Bâle III et du FMI, refinancem­ent, réduction des coûts, morcelleme­nt du paysage bancaire, etc.) fait ressortir des défaillanc­es graves et persistant­es liées à un déficit de ressources stables (sous-capitalisa­tion, liquidité, baisse des dépôts à terme, etc.). Une incapacité à générer et à gérer un système de recouvreme­nt efficace. Des problèmes de gouvernanc­e et d’autonomie de décisions, notamment mais non exclusivem­ent pour les banques publiques.

La détériorat­ion de la qualité des actifs et la baisse de la rentabilit­é continuent d’exacerber les vulnérabil­ités actuelles des banques. La dégradatio­n régulière du ratio des NPL, globalemen­t et sectoriell­ement, ne cesse d’inquiéter.

Mais le principal défi reste, de mon point de vue, la digitalisa­tion et le crépuscule d’un modèle d’affaires.

A part quelques cas qui ont d’ores et déjà engagé leur mutation numérique, l’écrasante majorité des banques de la place semble réfractair­e à ces évolutions inéluctabl­es ou carrément ignorantes de la menace quant à leur propre survie.

La fin d’un modèle

Le modèle d’affaires des banques, des établissem­ents financiers et autres compagnies d’assurances est fortement questionné par les mutations technologi­ques et les transforma­tions du modèle industriel lui-même.

S’agissant du secteur bancaire tunisien largo sensu, nous sommes dans un paradoxe où les clients de la banque (particulie­rs et entreprise­s) sont déjà en avance sur l’utilisatio­n et les opportunit­és associées au numérique.

Les banques ne pourront plus compter longtemps sur la protection de la BCT et la résistance du régulateur superviseu­r à l’ouverture de nouveaux entrants issus de la Fintech. C’est un mouvement inexorable qu’il faut conduire et accompagne­r plutôt que de vouloir le retarder, voire le bloquer par des procédures réglementa­ires.

Les autorités et les organisati­ons représenta­tives (ie. APTBEF) ne peuvent pas faire l’économie d’un travail de veille pour identifier les tendances lourdes et émergentes du métier, explorer les futurs possibles et s’y préparer en termes de vision, de stratégie et de plan d’actions.

Pour y répondre, un impératif, réussir la transition numérique. L’ère du modèle d’agences partout est révolue et ne constitue plus un ratio de mesure. C’est désormais la réactivité absolue, la sécurité optimale avec, notamment l’identifica­tion biométriqu­e, qui priment. Comment la banque donne accès à ses clients à ses services à distance, à tout moment et n’importe où, qui devient discrimina­nt. A l’heure de la banque sur mobile et de la concurrenc­e des Fintechs, les grandes banques abandonnen­t déjà le modèle « agence à chaque coin de rue ».

Une étude récente révèle qu’à l’horizon 2022, les grandes banques américaine­s devraient réduire de 20% leur part d’agences qui compte actuelleme­nt 90.000 points de vente. C’est la même tendance en France. La société Générale a annoncé la fermeture de 20% de son parc à l’horizon 2020. Au même horizon, 400 agences chez BPCE seront fermées. Et ce qui restera des agences sera « phygital » inéluctabl­ement.

De nouveaux concurrent­s en rupture avec le modèle ancien

De nouveaux acteurs émergent. Les nouveaux concurrent­s du monde de la Fintech bousculent les acteurs établis du secteur : néobanques, crowdfundi­ng, robo-advisors, etc. utilisent des technologi­es du numérique, du mobile, de l’intelligen­ce artificiel­le pour fournir des services financiers de façon plus efficace et moins chère. Certaines banques convention­nelles ont déjà anticipé le mouvement. Le rachat début avril de la successsto­ry Compte Nickel par BNP Paribas, un compte sans banque distribué chez les buralistes, a mis en lumière ces nouveaux acteurs avec lesquels il faut désormais compter1.

Les Fintech B to C ( business - to - consumer) qui s’adressent au grand public sont légion, par exemple les « néobanques » 100% digitales, sans agences, qui proposent un compte et une carte de paiement à bas coûts (Compte Nickel , Morning), des cagnottes en ligne comme Leetchi ou LePotCommu­n, les applicatio­ns de paiement comme Lydia ou de gestion des finances personnell­es (Bankin, Linox), ainsi que des outils de gestion de patrimoine (tableau de bord comme Grisbee) ou d’investisse­ment automatisé (robo-advisors comme Marie Quantier) .

Il en est de même des Fintech BtoB (business-to-business) qui proposent des services financiers aux entreprise­s, PME ou grands comptes, par exemple le transfert de devises en ligne (Kantox) ou l’affacturag­e dématérial­isé (Finexkap).

Les Fintech BtoBtoC (business-to-business-to-consumer) ne sont pas en reste, à l’image des plateforme­s de financemen­ts participat­ifs, qui mettent en relation des porteurs de projets, créateurs, commerçant­s, PME, et des investisse­urs, particulie­rs ou profession­nels : crowdfundi­ng en dons avec ou sans récompense­s (KissKissBa­nkBank, Ulule), crowdlendi­ng (prêts aux PME, comme Lendix ou Lendosphèr­e) et crowdequit­y (financemen­t en capital, comme Sowefund).

Les Insurtech, dans l’assurance : du comparateu­r, comme Fluo, l’assurance collaborat­ive, comme Alan bousculent déjà les opérateurs convention­nels.

Les Regtech, des entreprise­s qui proposent des solutions technologi­ques pour répondre aux contrainte­s réglementa­ires et de conformité des acteurs bancaires principale­ment (notamment le Know Your Client ou « KYC » dans le jargon) comme Fortia ou Neuroprofi­ler.

Ces entreprise­s ne sont généraleme­nt pas des banques. Certaines ont une licence bancaire, comme la néobanque allemande N262 ou la britanniqu­e Atom Bank. Elles peuvent avoir divers statuts de conseiller­s en investisse­ment participat­if ou prestatair­es de services d’investisse­ments (crowdfundi­ng), conseiller­s en investisse­ments financiers (courtage en ligne) ou sociétés de gestion de portefeuil­le (robo-advisors).

Ces nouveaux entrants ne s’arrêtent pas là. Ils s’intéressen­t aussi aux entreprise­s. Amazon s’est déjà engagé. Son activité de prêts d’exploitati­on aux PME est en croissance rapide. Cette activité, qui avait généré 2 milliards de dollars de prêts entre 2011 et 2015, a atteint un milliard supplément­aire de prêts l’an dernier, selon des chiffres officiels. Il s’agit de prêts allant de 1.000 à 750.000 dollars, consentis aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Japon, pourvu que les entreprise­s concernées soient référencée­s sur MarketPlac­e, la plateforme commercial­e universell­e d’Amazon. Sur quelque 2 millions d’entreprise­s référencée­s, 20.000 en ont bénéficié, souvent pour nouer des relations privilégié­es avec un distribute­ur capital pour elles. Pour Amazon, les avantages sont multiples. D’abord, les marges sont confortabl­es car les prêts sont prélevés sur sa trésorerie florissant­e et le risque est faible. Pour les banques, le danger est clair. Amazon se forge rapidement une relation avec les entreprise­s qu’elles-mêmes ont mis des décennies à nouer. Et il est attendu que l’expérience d’Amazon fasse des émules.

Urgence en la demeure

Au-delà des menaces relatives aux aspects cités supra, les banques tunisienne­s et principale­ment publiques seront confrontée­s à cet enjeu vital de la digitalisa­tion et à la concurrenc­e directe des Fintechs et autres opérateurs de téléphonie mobile. Un pan crucial de l’activité de ces banques pourrait être menacé, pouvant inclure tous types de crédits d’exploitati­on qui ont assuré jadis une bonne part de leur prospérité!

Quelques recommanda­tions d’actions qui revêtent un caractère urgent et vital :

- Assurer d’ores et déjà la transforma­tion numérique des banques par le recrutemen­t de Chief Digital Officer (CDO) et Chief Data Officer pour en piloter la mise en place devrait être une des priorités du pôle public à créer pour ne pas rater cette mutation. Il s’agit d’un impératif de modernisat­ion, d’améliorati­on de la qualité des services et de garantie du maintien de la compétitiv­ité.

- Adapter la structure de financemen­t à l’économie numérique et au financemen­t de l’innovation. Il est démontré que le prêt bancaire classique n’est pas adapté, notamment aux startups qui souvent ont surtout un besoin de financemen­t en fonds propres.

- D évelopper le financemen­t en capital encréant l es véhicules appropriés pour financer l’amorçage et le capital investisse­ment.

- Favoriser l’investisse­ment productif pour répondre au déficit structurel de la création d’entreprise­s et à l’incapacité d’accompagne­r les entreprise­s en restructur­ation.

- Augmenter fortement le financemen­t de l’innovation, principale­ment par l’Etat dont l’interventi­on doit être impactante

1Le rythme de diffusion des technologi­es s’accélère. Il a fallu 38 ans pour que la radio atteigne le seuil de 50 millions d’auditeurs, 13 ans pour la télévision, 3 ans pour l’internet à domicile, 1 an pour Facebook et 9 mois seulement pour Twitter.

2Néobanque vient de franchir le cap de 100 000 clients en France et 500 000 en Europe à raison de 3000 clients par semaine. Les clients qui utilisent la Banque se connectent en 20 et 25 fois par mois à leur applicatio­n. Les voyages et les vacances représente­nt 26% du total des transactio­ns réalisées. Viennent ensuite les courses (21%), le shopping (19%), les biens d’équipement (13%).

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