Le centre et la périphérie
Nous avons désormais un Centre déclaré au sein de la Chambre des députés. Il ne s’agit pas d’un centre pour errants ou SDF (quoique), mais bel et bien d’une précision de géographie politique supposée clarifier des positionnements vaguement idéologiques. On ne savait pas qu’il existait au préalable une gauche affirmée et une droite décomplexée, mais voilà, on vient d’éclairer notre lanterne. Il aurait peut-être fallu nous décrire la périphérie de ce centre, mais tout le monde n’est pas nécessairement géomètre. Et puis, on nous précise qu’il ne s’agit nullement d’un nouveau parti, ce qui en soi peut nous rassurer. Des partis, il y en a tellement !
Le centre en question regrouperait, pour les besoins de l’action législative, des transfuges de tout bord. En gros, le centre serait composé de tous ceux qui veulent régler des comptes avec leur formation d’origine. Pour simplifier, nous sommes face au traitement d’une pathologie de rejet. La médecine politique aussi a recours à la chirurgie de prothèse quand les solutions manquent. Les députés en question n’avaient pas été élus sur cette ligne de conduite, mais tous les Tunisiens ont de plus en plus l’impression d’avoir été menés en bateau lors des scrutins pour la députation. En fait de centre, il va bien falloir assurer la présence des intéressés sur les bancs de la Chambre pour donner un sens à la géographie des législateurs.
Pour l’heure, et en s’en tenant aux propos des nouveaux centristes déclarés, le Centre en question se situerait à mi-chemin entre les deux partis dits hégémoniques, Nidaa Tounes et Ennahdha. Bien malin qui pourra dire qui est de gauche et qui est de droite. Tout le monde vogue à vue quand la visibilité ne dépasse guère le bout du nez. Les débats houleux autour de la loi des finances ont largement montré que les corporatismes tiennent en otage la République, en particulier le personnel gouvernemental chargé d’en assumer la gestion. Et pour le dernier-né de la cuisine politique, cette histoire de centralité est une manière comme une autre de refuser la discipline de parti à la base de la composition gouvernementale. Les députés signataires de l’initiative « sortent » de la coalition entre les partis désormais considérés comme hégémoniques.
On s’amuse comme on peut, même quand personne ne sait au juste si le gouvernement en question se place à droite, ou à gauche, ou peut-être ailleurs. Les finances étant dans l’état que l’on connaît, le premier souci du chef du gouvernement est de trouver des sous, sans vraiment regarder à la couleur, ni à la saveur. En plus, la flambée vertigineuse des prix rend les savants dosages partisans quelque peu ringards, le prix des pommes de terre tient plus en haleine la ménagère, et l’état des finances familiales n’en a cure des états d’âme des enseignes politiques, apparaissant de plus en plus comme des enseignes de fonds de commerce.
Le plus évident est que les enseignes à partir desquelles le citoyen lambda avait cru voter ne veulent plus dire grand-chose. Le document dit de Carthage avait été un compromis laborieux derrière lequel devaient se ranger droite, gauche, centre et le reste. Le gouvernement qui en a résulté a même intégré des personnalités qui n’avaient pas de représentativité parlementaire significative. Le consensus devait montrer qu’il n’y avait pas de choix idéologique pour diriger l’Etat et que les programmes affichés au préalable étaient balayés par les contraintes du réel, et de la crise dans tous les compartiments. La bonne entente entre un centre problématique et une périphérie hypothétique donnait des gages et permettait d’agir sans parti pris. Y. Chahed incarnait ainsi, probablement à son corps défendant, le centre et la périphérie. L’action qu’il a voulu mener a même été saluée par le « ciblage » de la corruption, combat approuvé, parfois par nécessité, par tout le monde. La corruption peut en effet être et de gauche et de droite, et du passé et du présent.
Sur le principe, tout le monde est d’accord. Sauf qu’il a fallu vite se rendre à l’évidence : la corruption concernait quelques « bonnets » de la chose politique et brassait suffisamment d’argent pour bloquer la machine de consensus laborieusement mise en place. Par contrecoup, mais aussi pour défendre des positions acquises, le processus législatif a été miné par les querelles sourdes autour de points de détail, par exemple la présidence de l’ISIE, qui empêchent délibérément d’avancer. Les corporatismes ont pris les relais et profité de l’aubaine, les corporations étant de plus en plus cette périphérie qui met au- dessus de tout les intérêts financiers des affiliés et des affidés. Et comme les caisses sont vides, le pays s’enfonce encore plus dans l’endettement, laissant tout de même pour les générations futures quelques arbres plantés lors d’une pâle journée de l’arbre, le 11 novembre.
Heureusement qu’il y a le foot, dans les circonstances actuelles. L’équipe nationale est au centre des préoccupations et toutes les célébrations sont bonnes à prendre. Cela permet d’oublier un moment tous les écarts et toutes les casses subies au nom du foot. Cela permet aussi d’occulter toutes les dilapidations, en particulier en devises, qui grèvent encore plus les finances de la Nation. Cela permet de passer en sourdine l’affaire de la BFT, qui risque de coûter la peau des fesses à l’Etat tunisien et donc au contribuable. Il en est souvent ainsi ; quand le centre est un noyau vide, le fruit devient amer.
Il faut tout de même garder l’optimisme de rigueur. Imaginons Sisyphe heureux !